Constitution,
métamorphose et célébration du
savoir dans l’Histoire générale des voyages
de Prévost
Sylviane Albertan-Coppola
¦
La collection
Prévost (1746-1759), en partie traduite de celle de l’Anglais Green
(1745-1747), marque une étape importante dans l’histoire des récits de voyage.
A la différence de ses illustres prédécesseurs Ramusio, De Bry, Hakluyt[i],
l’abbé Prévost, dépassant le stade de la simple compilation, entend à la fois
donner à son œuvre la qualité d’une “véritable histoire” au sens chronologique
du terme et en faire, selon son sous-titre, “un système complet d’histoire
et de géographie”[ii], en
procédant à des “réductions” constituées à partir du savoir commun aux
différents voyageurs. Par cette démarche, il inscrit résolument son œuvre dans
le mouvement des Lumières, à la fois par sa conception de l’histoire comme un
enchaînement de causes et d’effets et par la visée encyclopédique qui sous-tend
son projet[iii].
Ces choix méthodologiques, ces présupposés idéologiques font de cette Histoire
générale des voyages en quinze volumes un vaste laboratoire dans lequel le
savoir se constitue, se métamorphose et se célèbre de façon originale. Sans
entrer dans le détail de la savante alchimie qui s’y opère -ce qui exigerait
une enquête de plus large envergure- nous interrogerons les “Avertissements”
et autres textes liminaires qui ouvrent la plupart des volumes, pour connaître
les intentions, les procédés du maître d’œuvre de la collection en matière
culturelle, et nous tenterons de vérifier quelques-unes de leurs mises en
œuvre.
Ce qui frappe
au prime abord le lecteur de ces pages liminaires, c’est la récurrence de la
métaphore qui présente le livre comme une forêt, le rôle du traducteur étant
alors de faciliter l’accès aux textes :
“Entrez
sans guide dans une forêt spacieuse, où les routes se multiplient sans cesse
avec autant de variété que d’abondance, vous courez risque à chaque pas de vous
égarer ; ou du moins vous ne rapporterez d’une course incertaine que des
idées confuses, qui ne vous représenteront rien fidèlement.”[iv]
Cette image a tout naturellement pour
corollaire celle qui, par un effet de mimétisme textuel, assimile la lecture à
un voyage, qu’il appartient à l’auteur de rendre plaisant, en faisant office
d’éclaireur :
“Enfin,
dans un recueil de voyages, chaque lecteur doit se regarder comme un voyageur
lui-même, qui a besoin, non seulement de guides, pour marcher par des routes
qu’il ignore, mais encore d’officieux avant-coureurs, pour lui préparer des
hospices, des séjours et d’agréables délassements.”[v]
En approchant du terme de son ouvrage,
Prévost applique ainsi la métaphore à son propre travail :
“Un
voyageur, s’il m’est permis de prendre une comparaison du sujet de mon travail,
qui découvre le rivage de sa patrie après une pénible et longue navigation,
n’est pas plus content de sa perspective que je le suis de la mienne.”[vi]
Plus tard, il filera la métaphore en
évoquant les changements qu’il s’est proposé d’effectuer dans la partie
américaine de l’Histoire générale des voyages :
“S’ils
obtiennent la faveur du public, je remets en mer à pleines voiles avec un vent
si flatteur ; et dans toute la confiance d’un voyageur exercé, je ne
connais plus d’obstacles jusqu’au port.”[vii]
Pour être assez communes, ces images n’en
sont pas moins emblématiques de la volonté de clarté qui anime le compilateur.
Elles sont en fait révélatrices d’un mode de pensée qui conçoit le savoir comme
un éclairement, en termes de passage de l’obscurité à la lumière, comme le
souligne l’image du flambeau à laquelle Prévost recourt parallèlement à celle
de la forêt labyrinthique :
“L’obscurité
s’y joint quelquefois à l’incertitude, pour le tourment de ceux qui veulent y
pénétrer. Avec un fil pour se reconnaître, il faut un flambeau pour voir clair
autour de soi. Il faut aussi quelques lumières d’avance, sur les lieux où l’on
peut trouver de l’utilité et du plaisir à s’arrêter.”[viii]
De fait, l’auteur de l’Histoire générale
des voyages n’épargne aucun effort pouvant permettre d’atteindre à la
clarté désirée, au point que la constitution du savoir semble d’abord pour lui
une entreprise de clarification. En tête de volume, il multiplie ce qu’il
appelle des “éclaircissements”; en cours d’ouvrage, il n’hésite pas à
intervenir pour apporter toutes les indications utiles sur les matériaux
fournis. C’est qu’il ne conçoit pas seulement sa tâche comme celle d’un
collectionneur mais aussi comme celle d’un trieur, d’un sélectionneur.
Autrement dit, il se fixe un objectif critique, qui tranche avec les collections
précédentes et reflète l’esprit des Lumières, qui s’interdit d’admettre pour
vrai tout témoignage non vérifié[ix].
Certes, visant à l’exhaustivité, il va jusqu’à inclure les moins fiables des
voyageurs dans son corpus :
“En
un mot, je ne vois plus d’apologie à faire, dans la suite de ce recueil, que
pour quelques voyageurs moins éclairés, ou moins attentifs, dont on ne
dissimulera point les défauts, mais qu’on n’a pas dû supprimer dans un ouvrage
où l’on se propose de recueillir toutes les relations de voyages.”[x]
Mais parallèlement il se livre à un
minutieux travail de critique des sources qui l’amène à définir les critères
d’une véritable méthode historique. C’est ce qui a fait dire à Michèle Duchet
que “Prévost inaugure en France la critique des relations de voyages”[xi].
En composant le tome I, par exemple, il a soin de passer ses sources au crible
de la critique. A la différence des Anglais qu’il traduit[xii],
il prend soin d’avertir d’emblée le lecteur que le premier livre du recueil est
constitué de documents de seconde main :
“Les
compilateurs n’ont pas fait remarquer dans leur préface la différence qui est
entre le premier livre du recueil et les livres suivants. Il est vrai qu’elle
est sensible ; cependant on n’est pas moins obligé d’avertir que les découvertes
et les conquêtes des Portugais aux Indes orientales ayant été réduites en
histoires méthodiques sur des relations et des mémoires qui n’ont jamais été
publiés, ce n’est pas l’ouvrage des voyageurs mêmes qu’on fait paraître sur la
scène, mais celui de divers écrivains qui ont travaillé d’après eux. Les
principaux sont Juan de Barros, l’évêque Osorio, Maffée, qui n’a guère fait
qu’abréger Barros, Antonio Galvam, Manuel de Faria y Sousa et Hernan Lopes de
Castaneda. Comme c’est particulièrement des deux derniers que les compilateurs
ont emprunté le fond de leur récit, il est à propos de faire connaître le
mérite de ces deux sources.”[xiii]
Prévost est ainsi amené à définir, à travers
le portrait de Castaneda, un certain nombre de critères qui définissent un
véritable travail d’historien, à savoir la récolte sur le terrain de
témoignages directs, la réunion du maximum de documents importants et leur
vérification systématique, mais aussi la manifestation de qualités morales,
telles que la disponibilité, le désintéressement, la patience :
“Il
était d’autant plus propre à l’écrire [l’histoire des voyages portugais aux
Indes orientales], qu’ayant demeuré aux Indes orientales avec son père, qui
y exerçait l’office de juge, il s’y était uniquement attaché à recueillir des
mémoires et des informations. Il avait vécu familièrement avec quantité
d’officiers et d’autres gens d’honneur, qui avaient eu part à la conquête par
leurs actions ou par leurs ordres. Il s’était procuré la communication d’un
grand nombre de lettres et de papiers d’importance. A son retour en Portugal,
il avait voyagé à ses propres frais dans toutes les parties du royaume, pour
découvrir des acteurs et des témoins. Enfin ce fut après avoir passé la plus
grande partie de sa vie à rassembler des matériaux, qu’il composa son ouvrage
dans l’université de Conimbre, où il était alors employé au service du roi.
Faria y Sousa, dans le catalogue des auteurs qu’il a placé à la fin de son
troisième volume, donne le premier rang à Castaneda. Il raconte que cet écrivain
avait fait exprès le voyage des Indes pour vérifier son histoire.”[xiv]
A Faria lui-même, qui a rapporté dans son Asia
Portugueza (1666) l’histoire des Portugais aux Indes orientales entre 1497
et 1640, Prévost reconnaît une grande exactitude ; il estime ses remarques
sur les rois du Portugal “toujours justes et sensées”, à quelques
exceptions près, qu’il note scrupuleusement :
“Ce
caractère judicieux ne l’abandonne que dans les matières de religion, où
faisant peu d’usage de son jugement, il laisse voir toute la faiblesse et la
crédulité d’une mauvaise éducation. Il marque aussi trop de confiance pour
Mendez Pinto, véritable romancier, dont il adopte quelquefois les fictions.”[xv]
On le verra de même observer d’un œil
critique les détails qui relèvent du surnaturel comme l’étoile des rois mages
évoquée dans le voyage du P. Merolla au Brésil[xvi] ou
la malédiction de Canaan invoquée par Richard Jobson pour expliquer l’absence
de commerce des Mandingos avec leurs femmes pendant leur grossesse[xvii].
De même, il fait le tri parmi les informations rapportées par ce dernier au
sujet de la croyance de ces mêmes Africains dans le diable Horey. S’il loue
Jobson d’avoir eu le bon sens de comprendre que les apparents prodiges
accomplis par Horey sur des jeunes gens qu’il avalait pour les rendre ensuite
muets “venaient de l’invention des Marbuts pour retenir leur jeunesse dans
le respect”, il reproche au capitaine anglais sa crédulité à propos d’un
Portugais qui l’accueille à son arrivée à Pampetane, ayant appris son retour par
un Marbut qui tenait la nouvelle de Horey lui-même :
“Ce
qu’il y a de plus surprenant dans ce récit, c’est que Jobson n’ait pas
considéré que le moindre Nègre avait pu le devancer, et faire savoir au Marbut
que la barque anglaise descendait sur la rivière.”[xviii]
Prévost montre la même exigence à l’égard
des relations dont il a lui-même enrichi l’ouvrage des Anglais, à savoir le
voyage de Soliman aux Indes et son expédition contre les Portugais de Diu. Il
se sert ainsi des deux éditions dont il dispose pour les corriger l’une par
l’autre : la première, parue immédiatement après l’expédition, comportait
–explique-t-il– quelques faits douteux, que Ramusio a rectifiés dans sa
collection mais en commettant lui-même des fautes d’impression, auxquelles la première
version permet de remédier[xix].
Ce souci
d’exactitude se retrouve dans la réalisation des figures, que Prévost a à cœur
de reproduire d’après nature. Ainsi précise-t-il à propos des figures de
l’histoire naturelle de la côte occidentale d’Afrique :
“Après
avoir remarqué que la plupart de ces figures se ressemblent peu dans les
diverses relations des voyageurs, j’en ai conclu que les unes ou les autres
manquent d’exactitude ; et ne m’apercevant point que les Anglais y avaient
apporté assez de choix, j’ai pris le parti d’en donner de nouveaux dessins
d’après nature, sur les animaux, les végétaux, et les autres curiosités de
cette espèce qui se trouvent dans les plus riches cabinets de Paris.”[xx]
Les cartes géographiques font également
l’objet, dans l’Histoire générale des voyages, d’un soin tout
particulier, si l’on en juge par les explications de Bellin, qui révèlent de
grands scrupules. Aux Anglais, il reproche d’avoir, pour leur second volume, “pris
de côté et d’autre sans beaucoup de choix”, ce qui les amène à être
inexacts[xxi].
Il critique aussi pour leur peu d’exactitude les cartes du P. Coronelli sur le
Canada, celles de l’Amérique septentrionale et méridionale de Sanson, les
cartes générales et particulières de l’Amérique exécutées par de l’Isle, ainsi
que la carte en vingt feuilles de l’Amérique septentrionale de People et
quelques autres cartes publiées à Londres[xxii].
Prévost n’apparaît donc pas dans l’Histoire générale des voyages comme
un simple compilateur mais comme un véritable maître d’œuvre, dominant les
nombreux matériaux qu’il brasse et soucieux d’en faciliter l’accès au lecteur.
A le suivre, on a quelquefois l’impression d’assister en direct à l’élaboration
du savoir qu’il diffuse, dont il n’hésite pas à faire connaître les aléas et
les manques en même temps que les mérites.
Le second
volet du travail de l’auteur de l’Histoire générale des voyages réside
dans l’effort de synthèse accompli à partir des matériaux qu’il a retenus puis
passés au crible de la critique. C’est que Prévost n’entend pas uniquement
rassembler des sources fiables et les confronter, il cherche en outre à unifier
le contenu de l’ouvrage, en soumettant le savoir recueilli à un certain nombre
de métamorphoses savantes. Les plus banales et superficielles ressortissent au
travail du traducteur, qui se livre à une sorte de toilettage du texte. Elles
consistent, comme il l’explique dans l’“Avertissement” du tome V, à
suppléer aux omissions de l’original et inversement à en retrancher “les
superfluités et les indécences”.[xxiii]
Elles s’attachent également à éviter les répétitions fastidieuses pour le
lecteur qui affectent l’édition anglaise, ainsi que Prévost se plaît à le
souligner[xxiv].
Une autre transformation réside dans les liaisons qu’il établit entre les différentes relations de voyages ayant eu lieu dans la même zone géographique, de façon à former une histoire suivie :
“J’aurai
l’attention, que les Anglais n’ont point eue, de mettre les relations dans un
ordre qui puisse les faire servir entre elles à se prêter du jour, et donner à
l’ouvrage la qualité d’une véritable histoire, par la liaison des événements et
par celle de l’intérêt. Un voyageur arrive dans un pays ; il est témoin de
quelque fait important, dont il raconte l’origine et les progrès jusqu’à son
départ, qui ne lui a pas permis d’en apprendre la conclusion. L’ordre ne
demande-t-il pas que le journal d’un autre voyageur, qui lui aura succédé dans
le même lieu, soit rapproché du sien, pour suppléer aux lumières qui lui ont
manqué ? Il en est de même de la relation des établissements européens
dans les Indes, qui ne peut satisfaire un lecteur attentif, lorsqu’elle demeure
imparfaite, ou longtemps interrompue. D’ailleurs à quel titre cet ouvrage
mérite-t-il le nom d’histoire, si les récits n’ont pas entre eux une sorte de
caractère constant, qui leur donne le caractère historique ?”[xxv]
On a pu montrer par exemple comment, dans le
premier livre du tome VIII, Prévost s’efforce d’enchaîner à l’aide d’habiles
transitions les voyages des Hollandais aux Indes orientales, au lieu de les
classer par auteur ou même de simplement les juxtaposer suivant l’ordre
chronologique. Les voyages de C. Houtman (1595), J. Van Nek (1598), P. Van
Caerden (1599), puis à nouveau J. Van Nek (1600) et enfin celui de deux
vaisseaux hollandais au Royaume d’Achin qui lui fait suite la même année
s’articulent naturellement dans la narration[xxvi].
Le même type
de liaison historique peut s’effectuer dans l’Histoire générale des voyages
d’un tome à l’autre. Ainsi, dans l’introduction du tome IX, au moment d’aborder
les voyages de Carré et de l’Estra aux Indes orientales, après avoir rapporté
dans le tome précédent ceux de Rennefort, de Mondevergue et de La Haye dans les
mêmes lieux, Prévost se félicite de remplir auprès des lecteurs la promesse qu’il
a faite d’assurer une continuité[xxvii] :
“Ils
ne peuvent avoir lu les dernières relations du tome précédent, sans être forts
satisfaits de retrouver ici le fond des mêmes sujets et la suite des mêmes
événements.”[xxviii]
Mais le remaniement le plus intéressant qu’il
fait subir aux textes qu’il collecte dans l’Histoire générale des voyages
se situe dans les tomes XII à XV, réservés à l’Amérique : il porte sur la
séparation des informations tirées du voyage du journal du voyageur proprement
dit. Prévost constitue ainsi sur chaque région visitée une synthèse des
connaissances, qu’à la suite des compilateurs anglais, il nomme “réduction”,
comme il l’explique dès le premier volume :
“Après
avoir représenté chaque voyageur dans ses courses, pour remplir leur objet, qui
est l’histoire des voyages, ils tirent de tous ceux qui ont voyagé dans le même
pays ce qui appartient à l’histoire et à la géographie des mêmes lieux, pour en
composer un corps, qu’ils appellent “réduction”, auquel chaque voyageur
contribue suivant ses lumières”[xxix].
Prévost livre une idée plus précise de cette
méthode dans le tome IX :
“Ce
plan, aussi simple qu’agréable, consiste à réduire toutes les relations en un
seul corps, qui formera une histoire suivie ; en rejetant dans les notes
ce qui est personnel aux voyageurs, et tout ce qui paraîtra digne d’être
conservé, sans mériter d’être admis dans une narration noble et soutenue”[xxx].
Par
exemple , la réduction sur le Brésil, au tome XIV, est formée à partir des
textes de voyageurs français (Thévet, Léry), anglais (Knivet) et portugais
(anonyme). Elle est riche en renseignements sur les lieux visités, mais aussi
sur le caractère et les mœurs des Brésiliens, ou encore sur la flore et la
faune locales. L’histoire des voyages au Brésil se mue ainsi en cours de route
en dictionnaire de connaissances. On pourrait faire la même observation à
propos d’autres contrées du Nouveau Monde présentées dans l’Histoire générale
des voyages, où l’on trouve des descriptions botaniques ou zoologiques,
accompagnées de planches, dignes du naturaliste Buffon. Sur les images comme
dans les textes, les sources se mêlent pour former un corps unique de
connaissances : au tome IV, par exemple, la gravure représentant les
animaux marins est tirée de Barbot, Kolben et Frasier, et celle qui figure le
scorpion emprunte à Barbot et à Bosman[xxxi].
Cette méthode
synthétique n’est pas sans inconvénients et l’on voit le compilateur français
aux prises avec des difficultés insurmontables, au moment de constituer
l’“Histoire naturelle des Indes orientales” :
“Si
l’on se rappelle que dans un si grand nombre de journaux et de descriptions qui
regardent les Indes orientales, on a pris pour méthode d’y joindre les
recherches des voyageurs sur les productions particulières de chaque pays, et
que pour cet article, qui doit faire la conclusion d’un si long travail ,
on ne s’est proposé de réserver que leurs observations générales, c’est-à-dire,
celles qui sont communes à la plupart de ces belles contrées, il ne paraîtra
point surprenant que ce qui reste à traiter soit d’une médiocre étendue. D’un
autre côté, on reconnaîtra mieux que jamais combien cette distribution était
nécessaire, pour éviter une longueur excessive, dans un sujet qui formerait
plusieurs volumes, si toutes ses parties étaient rassemblées. C’est au lecteur
qu’on laisse le soin de les rapprocher, pour satisfaire sa curiosité, ou pour
faciliter son instruction ; ce qui lui sera toujours aisé en consultant
les tables.”[xxxii]
Pour remédier à l’excès de longueur, Prévost
va donc opérer quelques aménagements par rapport au plan des Anglais : non
seulement il ouvrira la partie sur l’Amérique par “une exposition générale,
qui contiendra l’histoire des découvertes et des établissements”[xxxiii],
mais il abrègera encore davantage les journaux :
“D’un
autre côté, je me confirme plus que jamais dans la résolution d’abréger les
journaux, et de supprimer même, comme je l’ai déjà fait dans les derniers
tomes, ceux qui ne contiennent rien d’important ou qu’on ne trouve dans les
autres, en les bornant à l’honneur d’être nommés dans un index.”[xxxiv]
Et surtout il poussera la méthode des
Anglais à son accomplissement en privilégiant les synthèses :
“Si
j’ajoute qu’avec plus de fidélité que les Anglais pour leur propre méthode,
j’en détacherai tout ce qui regarde la géographie, la religion, les mœurs et
les usages pour en faire un corps mieux ordonné, sous le titre ordinaire de
description, on concevra que chaque journal, réduit aux aventures personnelles
du voyageur, à ses observations particulières et aux simples recherches de sa
curiosité, ne sera jamais d’une longue étendue, ou du moins qu’il ne contiendra
rien que d’agréable ou d’utile.”[xxxv]
Mais il va devoir combler un vide. La partie
historique qui doit conduire à celle des journaux s’arrêtant chez tous les
historiens à l’époque de la conquête, c’est avec des “lambeaux d’histoire”,
répandus dans différentes relations de voyage, qu’il remplira l’espace
manquant. Et il attendra que le P. de Charlevoix, qui a commencé à écrire
l’histoire de cette période, ait recueilli de nouveaux documents pour enrichir
la dernière partie de son propre ouvrage :
“Ainsi
non seulement je promets plus d’exactitude et de régularité dans les
descriptions, mais tirant des voyageurs tout ce qui appartient à l’histoire de
chaque pays, j’en composerai une sorte de supplément pour l’exposition
historique par laquelle je vais commencer.”[xxxvi]
Par cette série de métamorphoses, l’abbé
Prévost fait de son Histoire générale des voyages un corps uni, qui non
seulement enchaîne chronologiquement les voyages des différents navigateurs
mais aussi rassemble les informations que ceux-ci en tirent, pour former un
ensemble culturel cohérent. Conscient de l’originalité du procédé, il se vante
à plusieurs reprises d’être le premier à offrir un ensemble si complet et si
fiable, grâce aux modifications opérées à partir de l’œuvre de Green :
“En
cédant à la nécessité, je n’ai pas laissé de mettre, dans sa méthode, plusieurs
changements dont le public a paru satisfait. Ils sont expliqués, dans les
avertissements des tomes dont je n’ai partagé le travail avec personne[xxxvii].
S’il n’en résulte pas un ouvrage sans reproche, j’ose du moins penser, avec
égalité d’honneur entre le premier auteur et moi, qu’il n’a paru jusqu’à
présent aucun recueil de cette nature, dans lequel on puisse trouver plus de
choix et d’exactitude, plus d’abondance et de variété, et surtout un
plus grand nombre de relations étrangères, traduites de la plupart des langues
de l’Europe ; sans parler des cartes géographiques, dont le mérite doit
être regardé comme indépendant , et qui composeront quelque jour, en
elles-mêmes, une très précieuse collection.”[xxxviii]
Il convient certes de faire la part dans ce
discours d’auto-encensement de l’intention publicitaire et de la dette au
chancelier d’Aguesseau, inspirateur de l’ouvrage[xxxix],
il n’en reste pas moins vrai que Prévost a su rassembler et mettre en relation
un nombre sans précédent de relations de voyage, en les soumettant à une
critique rigoureuse. Il dessine par là une sorte de “culture du voyage”, à la
fois encyclopédique et raisonnée, qui s’inscrit à sa manière dans le mouvement
des Lumières[xl].
Le sous-titre
retenu pour l’Histoire générale des voyages, qui parle de “système”,
dit assez la conception qui commande à son organisation et oriente son contenu.
C’est, pourrait-on dire, celle d’un savoir s’offrant par “lambeaux”[xli],
qu’il appartient à la collection d’unifier. Aussi la collection Prévost
n’est-elle pas pour les connaissances un simple réceptacle mais un véritable
creuset : chaque “lambeau” jugé digne d’y figurer est mis en
relation avec d’autres auxquels il est naturellement lié par le thème ou le
temps et se trouve de ce fait dépersonnalisé au profit d’une culture
collective. En se constituant en “système”, la culture de chaque
voyageur particulier est ainsi dépassée : au lieu d’être livrée telle
quelle, elle subit l’épreuve de la raison qui en fait la critique, la soumet à
la confrontation et en donne la synthèse pour former une sorte de bibliothèque
de l’homme cultivé du dix-huitième siècle.
La culture qui
résulte de ce traitement dépasse en effet le seul domaine du voyage, elle
touche à divers domaines des sciences de la nature et de l’homme, tels que la
géographie, la botanique, la géologie, la zoologie, etc. Les contemporains de
Prévost ne manqueront d’ailleurs pas de puiser dans ce fonds, tant pour leurs
ouvrages théoriques que pour leurs œuvres de fiction, qu’ils ont à cœur
d’ancrer dans la réalité plus encore que de pimenter. Ce n’est pas en effet
comme au temps des premières découvertes la “merveille” qui intéresse le
lecteur du temps, ni le fait saillant mais le détail vrai. Ce que l’abbé
Prévost nous propose, en fin de compte, c’est une culture d’inspiration laïque,
exempte autant que possible de chimères et de superstitions. L’image du savoir
qui se dégage de l’Histoire générale des voyages est celle d’un ensemble
unifié, clair et sûr.
En ce siècle
de Lumières, la collection Prévost apparaît donc comme le lieu de célébration
d’un savoir qui se constitue au lieu de seulement se transmettre, qui se
métamorphose continuellement sans jamais se figer, afin d’éclairer le lecteur
dans cette forêt inextricable des connaissances patiemment recueillies au fil
de ses voyages par l’humanité en marche.
Sylviane
Albertan-Coppola
Centre de
Recherches sur la Littérature des Voyages
Université de
Valenciennes
[i] Giovanni-Battista Ramusio,
Navigazioni et viaggi […], Venise, 1550-1559 ; Théodore De Bry,
Historiae Americae sive novi orbis […], Francfort, 1590-1634 ;
Richard Hakluyt, The Principal Navigations, Voiages and Discoveries of the
English nation within the compass of these 1500 years, London, 1589.
[ii] Antoine François Prévost, Histoire générale des voyages, ou
Nouvelle collection de toutes les relations de voyages par terre et par mer,
qui ont été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues de toutes les
nations connues : contenant ce qu’il y a de plus remarquable, de plus
utile et de mieux avéré dans les pays où les voyageurs ont pénétré, touchant
leur situation, leur étendue, leurs limites, leurs divisions, leur climat, leur
terroir, leurs productions, leurs lacs, leurs rivières, leurs montagnes, leurs
cités et leurs principales villes, leurs ports, leurs rades, leurs édifices,
etc., avec leurs mœurs et les usages des habitants, leur religion, leur
gouvernement, leurs arts et leurs sciences, leur commerce et leurs
manufactures, pour former un système complet d’histoire et de géographie
moderne, qui représente l’état actuel de toutes les nations, Paris, Didot,
1746-1759, 15 vol. in-4°. Le tome XVI (1761) est un volume de tables. Les tomes
XVII à XX (1761, 1768, 1770, an X) sont de E.M. Chompré, A. Deleyre, Meusnier
de Querlon et Rousselot de Surgy.
[iii] Voir à ce sujet les articles précurseurs de Jean Sgard, “Prévost : de l’ombre aux lumières” [in] Studies
on Voltaire and the eighteenth century, n°27, Genève, 1963 et Michèle
Duchet, “L’Histoire des voyages : originalité et influence”
[in] Publication des Annales de la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence,
Paris, Ophrys, 1965.
[iv] Histoire générale des voyages, Avertissement du t.I, p.X
[éd. Jean Sgard des Œuvres complètes de Prévost, Presses Universitaires
de Grenoble, 1978-1986, t.VII, p.408.
[v] Histoire générale des voyages, Avert. du t.X, p.III [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.432].
[vi] Histoire générale des voyages, Avert. du t.XI, p.II [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.437].
[vii] Histoire générale des voyages, Avant-propos. du t.XII,
p.XIV [éd. Jean Sgard, op.cit., p.452].
[viii] Histoire générale des voyages, Avert. du t.X, p.III [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.432].
[ix] Voir par exemple les articles "Philosophe"
et "Croire" de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert.
[x] Histoire générale des voyages, Avert. du t.III, p.III
[éd. Jean Sgard, op.cit., p.414].
[xi] Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des
lumières, Paris, Maspéro, 1971, p.91.
[xii] John Green et alii, A New
General Collection of Voyages and Travels, Londres, Astley, 1745-1747, 4
vol. in-4°. Sur les rôles successifs de
traducteur, correcteur et "réducteur"
assumés par Prévost dans l’Histoire générale des voyages, voir
Sylviane Albertan-Coppola, "Les voyages portugais dans l’Histoire générale
des voyages de l’abbé Prévost" [in] Dix-huitième siècle, n°31,
1999.
[xiii] Histoire générale des voyages, Avert. du t.I, p.XI [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.409].
[xiv] Histoire générale des voyages, Avert. du t.I, p.XII [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.409].
[xv] Ibid.
[xvi] “Le 6 de janvier, à deux heures du matin, on découvrit une
étoile si grande et si lumineuse que la description en paraîtrait incroyable.
Le capitaine, qui avait fait quarante fois le même voyage, déclara qu’il
n’avait jamais rien vu d’approchant. Quelques-uns s’imaginèrent que c’était
l’étoile qui avait servi de guide aux Rois mages. Mais l’auteur ne doute point
que ce ne fut la planète de Jupiter”, Histoire générale des voyages,
t.IV, p.531. Pour une récente et précise mise au point sur cette question,
consulter Odile Ricoux, “Les mages à l’aube du chien”[in] Res Orientales,
n°XII, 1999.
[xvii] “On explique aussi pourquoi le commerce du mari est interdit
aux femmes pendant leur grossesse. C’est que les Nègres, dit Jobson, sont des
mâles si puissants qu’il n’y aurait jamais d’accouchements heureux. Il ajoute
que c’est une preuve infaillible qu’ils descendent de Canaan, qui fut maudit du
Ciel pour avoir découvert la nudité de son père. Suivant les écoles, dit-il, la malédiction fut
appliquée à cette partie ; et là-dessus il cite Ezéchiel, chap.XXIII.
vers.20.” Histoire générale des voyages, t.III, p.159.
[xviii] Histoire générale des voyages, t.III, p.46.
[xix] Histoire générale des voyages, Avert. du t.I, p.XIII [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.410].
[xx] Histoire générale des voyages, Avert. du t.III, p.V [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.415]. Prévost confie ce travail de reproduction à
Cochin le fils : voir Histoire générale des voyages, Avert. du t.I,
p.XVII [éd. Jean Sgard, op.cit., p.412].
[xxi] “Lettre de M. Bellin, ingénieur de la marine, à M. l’abbé
Prévost”, Histoire générale des voyages, t.II, p.IV.
[xxii] “Remarques de M. Bellin, sur les cartes géographiques de
l’Amérique” Histoire générale des voyages, t.XII, p.XVI.
[xxiii] Histoire générale des voyages, Avert. du t.V, p.V [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.416].
[xxiv] Voir entre autres Histoire générale des voyages, Avert.
du t.VIII (non paginé) et Avert. du t.IX, p.I [éd. Jean Sgard, op.cit.,
p.421 et 436].
[xxv] Histoire générale des voyages, Avert. du t.VIII (non
paginé) [éd. Jean Sgard, op.cit., p.421].
[xxvi] Voir Sylviane Albertan-Coppola, “L’abbé Prévost romancier et
éditeur de voyages” [in] Roman et récit de voyage, Paris, Presses de
l’Université de Paris-Sorbonne, 2001. Textes réunis par Marie-Christine
Gomez-Géraud et Philippe Antoine, p.119-120.
[xxvii] Histoire générale des voyages, Avert. du t.VIII (non
paginé) [éd. Jean Sgard, op.cit., p.421].
[xxviii] Histoire générale des voyages, t.IX, p.1.
[xxix] Histoire générale des voyages, Avert. du t.I, p.X-XI [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.408].
[xxx] Histoire générale des voyages, Avert. du t.IX (non
paginé) [éd. Jean Sgard, op.cit., p.431].
[xxxi] Voir Sylviane Albertan-Coppola, “Les images dans l’Histoire
générale des voyages de l’abbé Prévost” [in] Études de lettres, mots et
images nomades, éd. par M. Caraion et Claude Reichler, janvier-juin 1995,
p.86.
[xxxii] Histoire générale des voyages, t.XI, p.610. [éd. Jean
Sgard, op.cit., p.444].
[xxxiii] Histoire générale des voyages, Avant-propos du t.XII,
p.IV. [éd. Jean Sgard, op.cit., p.446].
[xxxiv] Histoire générale des voyages, Avant-propos du t.XII,
p.XIV-XV. [éd. Jean Sgard, op.cit., p.451-452]. L’index joue un rôle
important dans cette entreprise de mise en relation du savoir qu’est l’Histoire
générale des voyages ; Prévost y renvoie le lecteur à plusieurs
reprises.
[xxxv] Ibid.
[xxxvi] Ibid.
[xxxvii] Il s’agit de la plus grande partie du tome VIII et de
l’intégralité des tomes IX à XV, dans lesquels Prévost n’est plus contraint de
suivre les auteurs anglais, qui ont abandonné l’entreprise.
[xxxviii] Histoire générale des voyages, Avert. du t.XI, p.II [éd.
Jean Sgard, op.cit., p.436].
[xxxix] Sur cette question, voir les explications de Jean-Paul Mas, dans
le tome VII des Œuvres complètes de Prévost, dir. Jean Sgard, Presses
Universitaires de Grenoble, p.398-399.
[xl] Rappelons que le sous-titre de l’Encyclopédie de Diderot
et D’Alembert, dont les sept premiers volumes paraissent au cours de la même
période (1751-1757), est Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers.
[xli] Le terme est employé dans l’avant-propos du t.XII de l’Histoire
générale des voyages, p.XV [éd. Jean Sgard, op.cit., p.452].