La Popelinière, voyageur de cabinet

 

 

Anne-Marie Beaulieu

 

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Henri Lancelot Voisin de La Popelinière, homme de guerre huguenot, quitta la vie militaire à la suite d’une grave blessure. Il se consacra dès lors au métier d’historien. Cet homme voyagea peu, mais c’est dans la rédaction qu’il trouva l’évasion. Ainsi rêva-t-il d’une terre australe, vaste et tempérée, où ses compatriotes pourraient vivre en paix. Dans Les Trois mondes, La Popelinière dresse un inventaire des connaissances historiques et géographiques de son temps telles qu’elles se sont accumulées depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance. Il y fait le bilan des découvertes des Portugais, des Espagnols, des Anglais et des Français. Il y détaille les colonies françaises du Brésil et de Floride. Il y retrace la circumnavigation de Magellan. Il y décrit la Terre Australe. L’auteur, dans cet ouvrage de 350 feuillets, survole près de deux mille ans d’histoire pour mieux exhorter ses compatriotes à coloniser cette Terre Australe, tant vantée par les anciens et les voyageurs, mais qu’il n’a jamais vue. Il nous a semblé opportun de décrire la culture de La Popelinière, sa façon de travailler et l’importance de ses sources ; de tenter de démontrer pourquoi on pouvait le qualifier de voyageur de cabinet, puis d’expliquer en quoi consistait à l’époque cette fameuse Terre Australe.

 

 

Les sources

La Popelinière est baigné par la culture des humanistes. La première lecture des Trois mondes donne l’impression qu’il possède une immense culture livresque. Il fit effective-ment des études poussées dans sa jeunesse. Son parrain, Lancelot du Bouchet, sieur de Ste-Gemme l’envoya étudier à Poitiers, où il fut gagné aux idées nouvelles. On sait aussi qu’il étudia le droit à Toulouse, où il se trouvait lors du massacre de Vassy en 1562[i]. L’auteur des Trois mondes se nourrit des anciens pour ses travaux et s’inspire des témoignages des voyageurs pour le Nouveau Monde. Mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit que ses sources sont rarement de première main.

Dans la première partie de l’ouvrage -composée de l’Avant-discours et des dix-sept premiers articles du livre I-, La Popelinière établit une somme des connaissances de l’Antiquité. Les sources semblent bien indiquées en manchette, ce qui se rapproche de sa conception de l’histoire[ii]. Appelons-les sources nobles. Elles se composent en majeure partie des autorités classiques de l’Antiquité : Plutarque et Les Œuvres meslees avec les références détaillées, et, dans une moindre mesure, Diogène Laërce, pour l’Avant-discours ; et L’Histoire naturelle de Pline traduite par Du Pinet, dont certains passages sont cités intégralement, ainsi que Homère, Hérodote, Platon, Cicéron, Sénèque, Flavius Josèphe, Florus, pour ne nommer que ceux-là en ce qui concerne les premiers articles du Livre I. Les pères de l’Église comme Augustin, Eusèbe, sont aussi cités ainsi que plusieurs contemporains comme Pierre Apian, Claude de Boissière, Wolfgang Lazius et Oviedo y Valdès. Ces sources sont données pêle-mêle, sans long développement comme ce sera le cas dans les livres suivants. La variété des sujets abordés nécessite sans doute ce nombre impressionnant d’auteurs.

En contrepartie, certaines sources prétendues nobles par La Popelinière, sont en fait des citations de citations ou des sources de seconde main. Ainsi en est-il des références à saint Augustin et à Lactance Firmin, pour ce qui est de la rotondité de la terre et des antipodes au Sujet du Livre[iii]. La Popelinière copie alors sans vergogne Pierre Apian et, s’il le nomme un peu plus loin, ce n’est que pour critiquer sa façon de dénommer les différents types d’antipodes[iv]. On ne peut pas dire pour autant qu’il le rejette comme autorité puisqu’il le citera dûment au livre I. Le nommer relève cependant du lapsus car c’est ainsi qu’on découvre le larcin ! Et le phénomène n’est pas unique : lorsqu’il mentionne le “Peri archon” d’Origène et Clément, il copie alors López de Gómara[v].

Les mauvaises transcriptions sont nombreuses et la confusion des noms propres n’est pas pour faciliter la recherche des sources. La volonté de décrire la conception du monde à son époque est certes louable, mais, dans cette première partie, en essayant de faire le tour de la question du point de vue des anciens et des autorités religieuses et scientifiques, La Popelinière s’embourbe dans les méandres de la connaissance tant les domaines dont il traite sont divers. De plus, en abordant des domaines qui ne sont pas les siens, il interprète mal certains propos des savants de l’Antiquité. Il les déforme plutôt que d’en simplifier la lecture. En cela, La Popelinière n’est pas un homme universel.

Le travail de La Popelinière est celui d’un compilateur, non d’un explorateur. En effet, à l’époque où il rédige Les Trois mondes, il n’a jamais quitté l’Europe. Aussi essaie-t-il de rendre compte, dans les second et troisième livres, des nouvelles découvertes avec le plus de justesse possible. Pour ce, il se réfère aux plus hautes autorités de son époque en la matière. Certaines de ses sources proviennent de voyageurs tels que Jean de Léry, Mangalhães de Gandavo ; d’autres, d’historiens, de géographes ou de compi-lateurs : Ortelius, Osório, López de Gómara, Oviedo, Urbain Chauveton ou Ramusio et Léon l’Africain. Ses sources sont rarement utilisées à titre d’allusions ou de brefs comptes rendus, comme c’était le cas pour la première partie du livre. Il s’agit plutôt de véritables paraphrases, voire de copies presque intégrales. La Popelinière donne l’impression d’avoir voulu embrasser un objectif immense, mais de s’être fatigué en chemin, se résolvant à transcrire des passages complets des livres de ses contemporains. Les sources sont beaucoup moins nombreuses à la fin du premier livre et aux deux suivants et c’est un auteur épuisé qui se contente de paraphraser ou de recopier les auteurs de la conquête. Bien que les listes d’autorités soient nombreuses, elles semblent plaquées dans le texte pour jeter de la poudre aux yeux. On est loin, dans cette seconde partie, des sources clairement indiquées en marge avec références à l’appui. Souvent pour décortiquer l’origine d’un texte, il faut lire entre les lignes au sens littéral. Très souvent, c’est au détour d’une phrase qu’un nom d’auteur est subrepticement révélé et qu’on découvre ainsi l’origine d’un texte, comme c’était le cas pour Pierre Apian dans l’Avant-discours. Ainsi en est-il pour Gandavo et pour Léry qui n’auront pas le droit aux mêmes honneurs que Plutarque et Pline.

La Popelinière laisse planer l’impression d’avouer ses sources, mais celles-ci viennent, dans la majeure partie des cas, du texte paraphrasé. Ainsi au livre III, il nomme “Osorius[1]-dont L’Histoire de Portugal est indéniablement la source principale des Trois mondes- mais c’est qu’alors il copie Castanheda qui, à ce moment précis, cite “Osorius[vi]. Même chose lorsqu’il mentionne “Marc Anthoine Pigafaite” et qu’il copie ces propos intégralement chez Osório -qui, lui-même, avoue sa dette avec beaucoup de légèreté[vii]. Cette tactique sera aussi utilisée au sujet de Chauveton : lorsque Benzoni est cité, c’est que Chauveton le nomme et la Popelinière copie la référence[viii].

Au début du second livre, La Popelinière cite une longue liste d’historiens du Nouveau Monde tendant ainsi à démontrer qu’il se réfère aux autorités. Parmi celles-ci, on lit les noms de Fernández de Oviedo et de López de Gómara.

L’emprunt à Oviedo semble assez limité. La Popelinière s’est inspiré de la traduction de L’Histoire naturelle et generalle des Indes de Jean Poleur -quelques passages sont repris mot pour mot-. Il a aussi pu traduire le texte que Ramusio présente au Terzo Volume delle Navigationi et Viaggi. Mais ce qui rend ce passage intéressant, c’est son rapport avec un manuscrit qui retrace les péripéties de Christophe Colomb[ix]. Ce texte est très semblable à celui des Trois mondes[x]. Il reprend l’intégralité de l’emprunt à Oviedo et en partie, celui à Gómara. La calligraphie du manuscrit est de toute évidence de la main d’un copiste, ainsi que les nombreuses indications en marge. Mais ce qui reste difficilement explicable, ce sont les ajouts, ratures ou corrections de la main de La Popelinière. Ce texte a certainement servi de base mais il faut croire, soit que les interventions de l’auteur n’ont pas été prises en compte, soit qu’elles sont postérieures à la publication et faites en vue d’une future réédition.

Les emprunts faits à Gómara semblent très importants. Son texte constituant une des sources majeures sur le Nouveau Monde, il est fort possible qu’il ait servi de base. Comme la majeure partie du texte est plutôt paraphrasée que citée mot pour mot, on peut conclure qu’il s’agit d’une traduction. Il ne faut pas non plus exclure la possibilité d’une supercherie de la part de l’auteur des Trois mondes. Il peut très bien faire mention à plusieurs reprises de Gómara et prendre sa source chez un autre compilateur

Dans son vaste ouvrage, L’Histoire de France, paru un an avant Les Trois mondes, La Popelinière, pour illustrer les querelles intestines de son parti, transporte son récit au Brésil. C’est ainsi que des feuillets 117 v° à 123 v°, il raconte les péripéties de Villegagnon et les tentatives de colonisation du Brésil, décrit le pays et le mode de vie de ses habitants, et retrace même l’historique de sa découverte par les Portugais. Ce passage sera repris presque intégralement dans le troisième livre des Trois mondes, des feuillets 3 r° à 25 r° dans l’édition in-quarto[xi]. Seule une digression sur Améric Vespuce tirée du Primo volume delle navigationi et viaggi de Ramusio sera nouvelle[xii]. Ainsi, l’auteur récupère vingt-trois feuillets complets d’ancien texte. Il fait toutefois allusion à cette répétition dans Les Trois mondes au feuillet 23 v° en précisant : “comme je vous ai dit ailleurs”. L’intégralité de cette “redondance” consiste en une paraphrase de L’Histoire d’un voyage fait en la terre du Bresil de Léry et d’une traduction des trois premiers chapitres de L’Historia da provincia Sanscta Cruz de Gandavo. Ainsi La Popelinière avait déjà recueilli une bonne partie de sa matière avant 1582, date de publication des Trois mondes.

L’Histoire du Nouveau Monde d’Urbain Chauveton, constitue une autre source importante d’inspiration des Trois mondes[xiii]. Cet auteur effectue aussi un travail de compilateur. Son “Histoire” est une traduction commentée de Girolamo Benzoni suivie du Brief discours et Histoire d’un voyage de quelques François en la Floride, composée du texte de Nicolas le Challeux et de divers emprunts à La Cosmographie universelle d’André Thevet qui lui-même copie le récit du capitaine Laudonnière, chef de la seconde expédition en Floride. Chauveton indique clairement sa source et cite même Thevet entre guillemets -procédé tout à fait moderne!-, ignorant la supercherie suivante. Laudonnière avait rendu sa relation de voyage au roi ou à des gens de sa suite. Thevet, en tant que cosmographe du roi, s’était empressé de se l’approprier, faisant main basse sur un texte d’une importance capitale. La volonté de censurer, voire de faire disparaître ce manuscrit dérangeant, est manifeste, car sa publication en 1566 eût sans aucun doute nui aux ennemis du protestantisme et aux alliés des Espagnols, et entraîné une reprise de la colonisation, ou, du moins, une riposte de l’état français[xiv]. La malhonnêteté de Thevet mérite d’être montrée du doigt.

En ce qui concerne la revanche de Gourgues sur les Espagnols développée à l’article 9 du second livre, La Popelinière avait d’autres sources. Il possédait le manuscrit de L’Histoire de la reprinse de la Floride[xv]. Le fait que la “Reprinse” n’ait pas fait partie du sommaire de L’Histoire de France, laisse à penser qu’il avait récemment acquis ce document. Il y avait lui-même inscrit en marge : “cecy est sommairement emploié au livre 2 des 3 Mondes”. Le manuscrit comporte aussi trois feuillets où la carrière et la mort de Gourgues sont retracées par Pierre de Vaquieux[xvi]. La Popelinière tenait ainsi cette information de première main puisqu’il s’agit d’un des plus anciens manuscrits de la reprise de la Floride[xvii] et qu’il est le premier à publier le texte alors très peu connu de cette vengeance privée. On sait désormais que la revanche du capitaine Gourgues sera copiée presque intégralement par Basanier et Hakluyt dans L’Histoire notable de la Floride[xviii], tout comme avant eux Le Frère de Laval avait pillé La Vraye & entiere histoire de La Popelinière.

Une certaine circularité s’établit donc dans les sources des Trois mondes. Un texte passe facilement d’une main à l’autre. On sent ainsi s’organiser une accumulation de compilations composées d’emprunts ou de plagiats. Mais il faut préciser que ces procédés étaient fréquents à la Renaissance. Ceux-ci nous permettent néanmoins de percevoir, par les rajouts, les amplifications ou les retraits, le caractère de l’auteur, ses partis pris, ses pré­jugés et ses préférences. Car c’est par ses choix que son orientation religieuse sera confirmée, ses idées d’historiens mises en oeuvre. Ses propos modérés, à l’époque des Guerres de Religion, démontrent son désir d’impartialité. La façon de travailler d’un auteur est révélatrice de ses penchants et de la culture de son époque. Mais la sédentarité pour un compilateur est certes la pire condamnation. La culture livresque, vaste ou empruntée, demeure la seule valeur, la seule référence.

 

 

Le voyageur de cabinet

La Popelinière chercha par bien des moyens à devenir explorateur. Son expérience d’homme de guerre avait fait de lui un gaillard, mais l’importante blessure qu’il subit l’affaiblit considérablement. S’il a peu voyagé, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Il participa à une expédition, sous les ordres du capitaine Trépigny, qui avait quitté La Rochelle en direction du Brésil et peut-être des terres australes[xix]. Mais La Popelinière n’atteignit jamais bon port. Le Capitaine Bruneau, dans son Histoire veritable de certains voiages perilleux, rapporte au dernier chapitre “Estrange maladie & contagieuse qui se mit dedans un navire [...]” que :

 

En l’an 1589 & environ le mois de May, deux navires [...] avec une patache [...] furent equippez en guerre dans la ville de La Rochelle, pour faire le voiage de saincte Helene, qui est une isle entre le Calicut & la coste du Bresil, [...] tous equippez & d’hommes & de victuailles necessaires pour tenir la mer un an & demy. Sur lesdits navires & patache commandoit le Capitaine Trepagné de Dieppe, qui avoit pour son pilote & maistre principal le Capitaine Richardiere [...].

 

et plus bas :

 

[...] s’en vont au Cap de Vert [...] & sur le chemin prindrent deux navires qui alloient au Bresil, dedans lesquels y avoit beaucoup de sortes de marchandises propres pour ce pays là [...] dont ils chargerent une partie dans leurs navires : & envoyerent un desdits navires par le Seigneur de la Popeliniere, qui s’estoit embarqué audit voyage pour y voir ce pays : [...][xx].

 

On croit que La Popelinière dut rebrousser chemin, victime d’une des nombreuses maladies qui se déclaraient pendant les voyages au long cours et dont l’équipage sera plus tard victime[xxi] ; qu’il ne put atteindre l’hémisphère sud, souffrant du mal de mer[xxii], mais dut revenir à bord d’un bateau portugais réquisitionné. C’est ce que tous les historiens consultés tendent à croire, bien que le texte cité ci-dessus ne confirme pas ces dires. La seule chose que nous puissions affirmer, c’est qu’il s’est bel et bien embarqué pour ce voyage. La preuve de sa participation réside aussi dans les minutes d’un procès intenté au capitaine Richard, en 1591, par la veuve de Trépigny, qui fut vraisemblable-ment assassiné au Brésil. La présence de La Popelinière sur le bateau y est certifiée[xxiii].

George Sypher souligne que l’échec de la première tentative de voyage dans l’hémisphère sud découragea certainement La Popelinière d’entreprendre un second périple[xxiv]. Erich Hassinger soutient le contraire. Selon lui, La Popelinière aurait entrepris une deuxième expédition et aurait cette fois-ci atteint le Brésil. Il aurait même laissé une relation de voyage qui se trouvait dans le manuscrit n°475 de la collection Dupuy à la Bibliothèque nationale de Paris. Comble de malheur, à partir de 1867, on perd la trace de ce document[xxv]. Hassinger suppose que cette relation du Brésil était de la main de La Popelinière car il la mentionne à plusieurs endroits, dont L’Histoire des histoires où il écrit : “Je mettrez bien tost au jour les mémoires de Villegagnon[xxvi]. Il ne le fera toutefois jamais.

Erich Hassinger soutient d’autre part que l’érudition de La Popelinière ne serait pas que le résultat de recherches livresques. Elle prouverait plutôt qu’il possédait une connaissance directe des cultures primitives. Dans une lettre envoyée en 1604 à Scaliger[xxvii], La Popelinière écrit que “la prattique d’aucuns peuples” qui vivent sur la côte d’Afrique de l’Ouest et en Amérique, l’aurait beaucoup aidé, “[...] notamment à plustost cognoistre et mieux juger de la source, forme, nourriture, progres et variables effects de toutes les bonnes et mauvaises actions des hommes[xxviii].

Pour Hassinger, le terme “prattique” ne peut signifier autre chose qu’un contact direct avec les Indigènes. Mais cette preuve -comme la précédente- paraît bien mince, voire indéfendable, car rien n’indique dans cette lettre qu’il y soit allé ; il exprime seulement son désir de s’y rendre. Citant Jean Coroi, George Sypher explique que La Popelinière demanda à Scaliger de lui arranger un voyage sur un navire hollandais, afin d’atteindre l’Asie. George Huppert, quant à lui, situe la destination du voyage au Nouveau Monde[xxix]. La Popelinière écrit le 4 janvier 1604 :

 

Je me persuade qu’un homme judicieux y pourroit remarquer de belles choses s’il avoit les moyens d’y fournir aux frais d’aller, venir acheter, escrire, peindre, graver et se preparer au retour. [...] C’est pourquoy, fasché qu’aucun de nostre temps n’entreprend si hault affaire, je vous communique mon desir d’y aller pour l’effectuer, si et comme vous le trouverez bon. J’entens, s’il y a moyen de s’accommoder avec vos Hollandois, qu’on dict y aller d’an en an environ ce temps[xxx].

 

Quoi qu’il en soit, le voyage n’aura pas lieu par manque de fonds et à cause de la faiblesse physique de La Popelinière[xxxi].

On peut déduire de tout cela que La Popelinière, en dépit de ses intentions et de ses tentatives, entre dans la catégorie des géographes de cabinet et qu’à son grand malheur, il devra travailler par compilations en ce qui concerne les espaces d’outre-mer. Et pourtant, il soulignait, dans la préface de L’Histoire de France[xxxii], l’importance de voir les lieux décrits, tout comme ses contemporains qui affirmaient la précellence du témoin oculaire[xxxiii]. Il confia à Scalinger :

 

[...] j’ay consideré que, pour estre le jugement la plus noble et necessaire partie de l’homme, rien ne le peut tant solider que le voyage et soigneuse remarque des pays estrangers, afin de nous approcher de la perfection de l’histoire.”[xxxiv]

 

Il n’atteignit ainsi ni l’Amérique ni l’Asie et encore moins la Terre Australe. Mais c’est à elle qu’il rêva le plus.

 

 

La Terre Australe

La Popelinière parle peu de la Terre Australe -les quatre derniers feuillets des Trois mondes- et sait peu de chose à son sujet. Pour la décrire, il se reporte aux connaissances de son époque, connaissances héritées de l’Antiquité. Puis il tire des conclusions toutes logiques : “cette terre est sûrement aussi belle que l’Amérique”. En fait, il tente de convaincre ses compatriotes de coloniser, non pas l’Amérique -envahie au sud par les Espagnols et les Portugais, et au nord par les Anglais[xxxv]- mais la Terra Australis, terre inconnue et immense. Il les encourage à “tenter de ces expéditions navales dont les estrangers seuls ont eu le mérite jusque là[xxxvi]. Selon lui, si les Français découvraient et colonisaient cette troisième partie du monde, ils pourraient enfin effacer la grosse faute de ne pas avoir pris pied dans le Nouveau Monde au temps de Christophe Colomb.

La Popelinière n’est aucunement original en soutenant l’hypothèse de la Terra Australis. Il est même représentatif de ses contemporains. Guillaume Postel, André Thevet et Ramusio partageaient son avis[xxxvii]. L’originalité de La Popelinière repose plutôt sur sa volonté de convaincre les siens d’aller prendre possession de cette immense terre afin de la coloniser. En cela il est précurseur. Cette conception d’une terre immense dans l’hémisphère sud n’est pas si fantaisiste, si on se rapporte aux connaissances géographiques du seizième siècle[xxxviii]. Elle remonte même à l’Antiquité. En effet, les savants les plus éminents croyaient que sans l’apport de masse d’un énorme territoire dans l’hémisphère sud, la terre ne pouvait pas tenir en équilibre. D’où la nécessité et la logique du continent austral. Ce continent était beaucoup plus vaste que l’Antarctique actuel ; “de beaucoup plus grande estendue que toute l’Amerique”, selon La Popelinière[xxxix]. Les cartographes l’imaginaient au moins sept fois plus grand qu’il ne l’est. De plus, certains caps pouvaient atteindre une latitude qui permettait d’espérer un climat des plus agréables.

Mais pour mieux comprendre l’hypothèse du continent austral, il faut d’abord connaître la conception du monde qu’avaient les anciens grecs[xl]. La Popelinière s’efforce de nous l’expliquer dans son Avant-discours et dans le premier livre des Trois mondes. Il y retrace les différentes théories concernant la forme de la terre, les zones habitables -dont la zone brûlante- et les antipodes telles que les concevaient les anciens grecs et les pères de l’Église. À la Renaissance, la découverte de l’Amérique prouve l’existence des antipodes de l’ouest, tendant ainsi à confirmer celles du sud. Le préjugé de la zone torride était tombé au milieu du quinzième siècle lorsque les Portugais avaient atteint le cap Vert à des latitudes jugées jusqu’alors inhabitables et infranchissables. Martín Fernández de Enciso, auteur du premier ouvrage consacré au Nouveau Monde, la Suma de Geografía parue à Séville en 1519, serait le premier à mentionner l’hypothèse de la Terre Australe située “à l’est du cap de Bonne Espérance, à une distance de 450 lieues et par une latitude de 42° sud[xli]”. Il n’en serait cependant pas à l’origine.

Magellan, en traversant le détroit qui porte désormais son nom, aperçut la Terre de Feu mais ne put déterminer s’il s’agissait d’un archipel, d’une île ou de la pointe d’un continent.[xlii] Les partisans du continent austral ne manqueront pas de s’emparer de cette découverte. Mais l’expédition menée par García Jofre de Loaisa en 1525 sur les traces de Magellan, ébranlera déjà cette hypothèse. Les Espagnols croiront apercevoir la limite sud de la Terre de Feu ; l’actuel cap Horn[xliii]. Beaucoup plus tard, en 1578, Francis Drake confirmera cette insularité. Mais cette découverte ne sera représentée sur une carte qu’au début du dix-septième siècle par Hondius, le successeur de Mercator[xliv]. Est-ce la volonté de cacher les découvertes anglaises ou celle d’occulter une preuve contre l’hypothèse de la Terre Australe qui motiva la longueur de ce délai ? Toujours est-il que les Espagnols et la communauté européenne en général rejetteront l’insularité de la Terre de Feu et les assertions de Drake. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les propos de La Popelinière au troisième livre[xlv].

Entre-temps et à l’autre bout du monde, la découverte de la Nouvelle-Guinée en 1526 par le Portugais Jorge de Ménesès faisait pendant à la Terre de Feu et rien n’empêchait les cartographes de tracer une longue ligne rejoignant ces deux promontoires de la Terre Australe. Mais c’est la découverte de la côte nord de l’Australie qui allait le plus nourrir et favoriser cette hypothèse. Il est difficile de préciser la date exacte de sa découverte, mais on sait que cette côte fut longée au cours du seizième siècle et que, depuis Marco Polo[xlvi], une connaissance intuitive de cette terre était dans les esprits. On peut même confondre son histoire avec celle de la Terra Australis[xlvii].

Aujourd’hui, la Terre Australe est définitivement reléguée au catalogue des chimères et remplacée par le continent antarctique, mais on sait que La Popelinière n’était pas si loin de la réalité. Les terres dessinées par Ortelius et Mercator et imaginées par La Popelinière et ses contemporains étaient simplement moins tempérées et moins étendues. Il était déterminé à sortir ses compatriotes de leur indolence et de leur léthargie[xlviii] et il écrivit pour placer son activité intellectuelle au service des intérêts nationaux. C’est sûrement son obstination qui fait que Numa Broc le désigne comme le “véritable chantre de l’Antarctide[xlix].

Ce que La Popelinière cherche à faire comprendre par cette exhortation, c’est l’impor-tance et la nécessité d’une politique d’expansion. La colonisation de nouveaux territoires aurait permis d’apporter une solution à la grave crise religieuse, politique et économique que subissait la France. Il veut de plus assurer à sa patrie une position riche d’avenir de l’autre côté de l’Atlantique, aux antipodes, loin des problèmes européens et des ennemis de son parti. L’auteur des Trois mondes démontre que les Français ne seront jamais chez eux en Amérique, qu’ils seront sans cesse repoussés par un ennemi européen avide de possessions territoriales d’outre-mer ridiculement vastes pour le nombre de colons. [l]

L’ancien soldat devenu pacifique propose plutôt un espace libre où chaque homme pourrait pratiquer la religion qui lui plaît. C’est enfin la solution à la crise religieuse, c’est le refuge tant espéré des huguenots ou, encore, le nettoyage de la mère patrie des sujets indésirables[li]. Le sujet des Trois mondes est trop vaste, aux dires même de La Popelinière[lii]. Ce qui fait précisément sa valeur, c’est d’illustrer, en format de poche, la synthèse de l’histoire du monde et de cent ans de découvertes, mettant les Français au premier plan mais ne négligeant pas les exploits des autres Européens dans un souci d’objectivité. Ce qui fait son originalité, c’est la volonté de pousser son gouvernement à explorer de nouvelles terres qui n’existaient même pas. La Popelinière, après avoir guerroyé au service d’une idée, et ne pouvant voyager à cause d’une faiblesse de constitution, rêva dans son cabinet à une terre promise qui fût libre et belle. Ses convictions reposaient malheureusement sur un continent de glace.

 

 

 

Le voyageur de cabinet adhéra à l’hypothèse d’une immense terre au sud et cette idée, héritée de l’Antiquité, perdura jusqu’au dix-huitième siècle, quand l’Australie fut enfin contournée. Ainsi c’est par l’expérience, tant vantée par La Popelinière, mais impossible pour lui, que l’évidence sera révélée. A son grand regret, il demeura un compilateur, non un explorateur, fondant son ouvrage sur des bases utopiques. Sa sédentarité l’empêcha de constater par lui-même son erreur. Il dut axer son discours sur la culture et la compilation. Et celles-ci le trompèrent. C’est la culture livresque qui s’oppose à la culture des voyages. L’expérience, contre la réflexion et le rêve. La Popelinière lut beaucoup, médita, voyagea peu, et ne put changer le cours de l’histoire !

 

Anne-Marie Beaulieu

Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages

Université de Paris IV-Sorbonne

 



[i] Germain de La Faille, Les Annales de la ville de Toulouse, Toulouse, G.-L. Colomyez, 1687-1701, vol. II, p. 212.

[ii] George Sypher, dans sa thèse, La Popelinière. Historian and Historiographer, Cornell U., Ann Arbor, Michigan, 1961, p.73, fait remarquer avec tact que, déjà dans L’Histoire de France, La Popelinière indiquait certaines sources importantes, exprimant ainsi l’opinion que le “plagiat” était moralement mauvais, malhonnête, fallacieux. [...] plagiarism was ethically wrong”.

[iii] Voir Les Trois mondes, édités par A.-M. Beaulieu, Genève, Droz, 1997, au f. û iiji v° et st v° de l’AvD et au f. 4 v° du premier livre.

[iv] Voir AvD, f. st iiji r°.

[v] Voir AvD, f. û ij r°.

[vi] L. III, f. 40 v°.

[vii] L. III, f. 37 v°.

[viii] L. II, f. 51 v° en manchette.

[ix] BnF, fonds français, coll. Dupuy, ms. 745, “Histoire de Charles VIII roi de France”, feuillets 33 r° à 36 r°, 85 v° à 86 v° et 91 r°-v°.

[x] L. II, f. 4 r° à 15 r°.

[xi] L. III, f. 3 v° à 23 v°.

[xii] L.III, f. 18 r° à 20 r°.

[xiii] Urbain Chauveton dans L’Histoire nouvelle du Nouveau Monde [...], Genève/Lyon, Eustache Vignon, 1579, traduit et commente La Historia del Mondo Nuovo de Girolamo Benzoni, Venise, F. Rampazetto, 1565, dans un premier temps.

[xiv] André Thevet, La Cosmographie universelle [...], Paris, G. Chaudière, 1575, copie le récit du capitaine Laudonnière, dont le texte ne sera publié qu'en 1586 par Richard Hakluyt et Basanier. Voir sur cette épineuse question Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage, Paris, Aux amateurs de livres, 1990, ch. 5 “Les Séquelles de la Floride huguenote (1565-1586)”, p. 149 à 155 et 163 à 182. La note 348 du L. II. des Trois mondes, op. cit., détaille aussi le sujet.

[xv] BnF, Papiers de l'historien Mézeray, ms. 20794, fol. 728-735.

[xvi] Ibid., fol. 736-738.

[xvii] Voir à ce sujet Charles Samaran, “Dominique de Gourgues” [in] Revue historique, t. CVIII-2, nov.-déc. 1911, p. 278.

[xviii] René de Laudonnière, L'Histoire notable de la Floride, publiée par Richard Hakluyt et Basanier, Paris, Guillaume Auvray, 1586, f. 114v-123. Voir à ce sujet Charles Samaran, op. cit., p. 280.

[xix] Le 15 août 1589 selon Erich Hassinger, Empirisch-rationaler Historismus, Berne et Munich, Francke Verlag, 1981, p. 32. Jean Coroi, “La Popelinière, historien des guerres de Religion et géographe” [in] Bulletin of the International Committee of Historical Sciences, Paris, PUF, 1939, vol. 11, p. 465, mentionne aussi ce voyage mais en précisant qu'il avait pour but l'île Sainte-Hélène. Erich Hassinger réfute les propos de Jean Coroi. La Roncière dans “Les Routes des Indes. Le passage par les pôles et l’isthme de Panama au temps de Henri IV” [in] Revue des questions historiques, XXXII, 1904, p.157-158, soutient que La Popelinière avait l’intention d’aller découvrir les terres australes. Mais, comme le précise George Sypher, thèse, op. cit., p. 44, il n’existe aucune preuve concrète de cette assertion.

[xx] Jean Arnaud Bruneau, Histoire veritable de certains voiages perilleux, Niort, Thomas Portau, 1599, p. 185 et 187.

[xxi] C’est l’hypothèse qu’émet George Sypher, se référant au récit du capitaine Bruneau.

[xxii] Jean Coroi, op. cit., p. 465 et La Roncière, op. cit., p. 158.

[xxiii] Erich Hassinger, op. cit., p. 196, note 88.

[xxiv] George Sypher, thèse, op. cit., p. 44.

[xxv] Marcel Thomas, alors conservateur en chef du cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale a recherché ce document sans succès selon Erich Hassinger, op. cit., p. 196, note 90.

[xxvi] L'Histoire des histoires, p. 451, citée par Erich Hassinger, op. cit., p. 196, note 90.

[xxvii] Il semble que Scaliger l'ait plusieurs fois incité à aller voir les Amérindiens, cf. Jean Coroi, op. cit., p. 466. Erich Hassinger, op. cit., p. 32. George Huppert dans L’Idée de l’histoire parfaite, traduit de l’américain par F. et P. Braudel, Paris, Flammarion, 1973, donne en appendice la transcription de la lettre de La Popelinière à Scaliger, p. 201 à 203.

[xxviii] Cité par E. Hassinger, ibid. Il s’agit du ms. fr. 20787, f. 20 r°.

[xxix] George Huppert, op. cit., p.156.

[xxx] Texte transcrit par George Huppert, ibid., p. 203.

[xxxi] George Sypher, op. cit., p. 47.

[xxxii] Histoire de France, “Advertissemens”, f. qv v°.

[xxxiii] Voir à ce sujet François Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, “Bibliothèque des Histoires”, 1980, p. 272.

[xxxiv] Lettre transcrite par George Huppert, loc. cit.

[xxxv] La Popelinière a montré la légitimité de la domination anglaise sur les “Terres Neufves” en décrivant les découvertes de Cabot et de Frobisher. Mais l'histoire ne lui donnera pas raison car les Français revendiqueront le “Canada” dont Jacques Cartier avait pris possession au nom de son roi en 1534.

[xxxvi] La Popelinière, Les Trois mondes, L. II, f. 27 r°.

[xxxvii] Postel, Cosmographicae Disciplinae Compendium, Bâle, chez J. Oporin, 1561. Thevet, Cosmographie Universelle, op. cit., t. I, l. XII. Le quatrième volume des Navigationi de Ramusio qui traitait du sujet aurait péri dans l’incendie de l’imprimerie de Giunti à Venise en 1557.

[xxxviii] Sur celles-ci, on peut entre autres se référer à François de Dainville, La Géographie des Humanistes, Paris, Beauchesne et fils, 1940.

[xxxix] Les Trois mondes, f. 49 r°. Selon Mercator, cette cinquième partie du monde était la plus vaste.

[xl] A ce sujet, on peut consulter Armand Rainaud, Le Continent austral, Paris, Armand Colin, 1893. On peut aussi consulter Alexandre de Humbolt, Examen critique de l’histoire de la géographie du Nouveau Continent, Paris, Gide, 1836. Plus près de nous, en 1988, David Fausett a soutenu à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, une thèse intitulée Amnioticon, Histoire de l’Utopie “australe”.

[xli] C’est ce que rapporte Armand Rainaud, op. cit., p. 237.

[xlii] La Popelinière traite longuement de l’expédition de Magellan au livre III des Trois mondes.

[xliii] Voir Armand Rainaud, op. cit., p. 270. Roger Hervé dans La Découverte fortuite de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande par des Navigateurs portugais et espagnols entre 1521 et 1528. Résultat de la critique des cartes dieppoises et documents apparentés, Paris, BN, 1982, p. 34 à 37, émet l’hypothèse que la caravelle Santo-Lesmes de la flotte de Loaisa ait même atteint les eaux australiennes l’année suivante.

[xliv] Sur Mercator et Hondius voir Numa Broc, La Géographie de la Renaissance, Paris, CTHS, 1986, p. 182.

[xlv] Voir le début de l’article 14, f. 49 r° et la note 582 de notre édition, op. cit.

[xlvi] Rainaud, op. cit., p. 281-282.

[xlvii] Le nom de ce cinquième continent provient d’ailleurs de cette terre imaginaire comme le fait remarquer à juste titre Erich Hassinger, op. cit., p. 194, note 70.

[xlviii] Comme il le mentionne à plusieurs reprises dans les Trois mondes, entre autres au f. ô iij r° où il espère réveiller la « jeunesse dormante ».

[xlix] Numa Broc, op. cit., p. 171. Voir aussi du même auteur “De l'Antichtone à l'Antarctique” [in] Cartes et Figures de la Terre, 1980, p. 143.

[l] La Popelinière, Les Trois mondes, L. III, f. 2 v°.

[li] C’est ce qu’il mentionne, ibid., L. III, f. 52 v°, note 586 et AvD, f. ô ij r°-v°. Il est en cela original.

[lii] Voir G. Huppert, op. cit., p. 155.

 

 

 

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