Voltaire,
Lord Hervey et le paradoxe
du modèle anglais
Nicholas Cronk
¦
La culture anglaise de Voltaire est devenue
un élément fondateur et constitutif de la pensée des lumières, et lorsqu’en 1757
Fougeret de Monbron voulut combattre la nouvelle mode de l’anglomanie, c’est
Voltaire qu’il en rendit le premier responsable.[i]
Reprendre un sujet tellement rebattu risque de paraître oiseux. Cependant la
culture anglaise de Voltaire n’est ni celle d’un Montesquieu ni celle d’un
Diderot, et nous nous proposons ici de montrer comment une amitié se révéla
décisive dans la formation de la culture anglaise de Voltaire.
L’expérience anglaise de Voltaire
Voltaire, on le sait, est anglophile avant
de poser le pied en Angleterre[ii],
mais même après le séjour anglais, il semblerait que sa culture reste pour une
large part livresque. Il y a certes dans les Lettres philosophiques certains chapitres qui font écho à des
expériences vécues, telle, par exemple, la première lettre, dans laquelle le
narrateur décrit une rencontre avec un quaker à Hampstead, rencontre toute
fictive bien sûr, mais qui trouve ses origines dans des rencontres que Voltaire
a lui-même eues à Londres. Mais ceci reste dans le domaine de l’anecdotique, et
quand nous nous tournons vers une lettre plus “philosophique”, par exemple la
Lettre VIII “Sur le parlement”, nous découvrons que les sources de
Voltaire sont essentiellement écrites (Fénelon, The Spectator) et qu’il aurait pu les trouver en France aussi bien
qu’en Angleterre. Il se peut, comme le suggère Lanson,[iii] que
Bolingbroke ait suggéré à Voltaire un certain nombre d’idées, mais cette
influence supposée reste imprécise, et il s’avère impossible de déceler le
reflet certain d’une expérience personnelle: Voltaire aurait pu écrire la
Lettre VIII sans quitter le sol français.
En traitant de la constitution anglaise,
Voltaire s’engage -malgré lui- dans une voie déjà tracée par Montesquieu dans
les Lettres persanes.[iv]
Voltaire a pourtant eu des expériences différentes, car il a eu la très grande
chance de se trouver en Angleterre au moment de la mort de Georges Ier : il
aurait pu témoigner de ce passage de pouvoir d’un régime à un autre. Sir Robert
Walpole, le très habile premier ministre de Georges Ier, était haï par le
prince de Galles. Lorsqu’il accéda au trône en 1727, celui-ci décida d’appeler
Sir Spencer Compton au poste de premier ministre. Mais ce dernier fut
rapidement humilié par les manœuvres politiques de Walpole, qui récupéra
immédiatement le poste. C’était un événement marquant pour la dynastie
hanovrienne, car il montrait les limites du pouvoir du roi face à un ministre
qui savait tenir le pouvoir. Voltaire vécut tous ces événements mais il n’en
parle nulle part. Un voyageur suisse, César de Saussure, qui se trouvait à
Londres au même moment, a laissé une longue description du couronnement de
Georges II, “la cérémonie la plus auguste, la plus magnifique et la plus
somptueuse qu’il soit possible d’imaginer ”, et il nous raconte que la
duchesse douairière de Marlborough, lassée par la longue procession, s’assit
sur un tambour dans ses robes d’état,
au grand amusement de la foule[v]. Même
Saussure, qui s’intéresse d’ordinaire au menu détail des cafés ou du “penny
post”, raconte les démarches et machinations politiques qui ont ramené
Walpole au pouvoir[vi].
Rien de tel chez Voltaire.
En fait, ce pouvoir renouvelé de Walpole
était fondé dans une large mesure sur son alliance avec la reine Caroline,
maîtresse femme qui contrôlait de près les actions du roi; pour Lord Hervey,
auquel nous reviendrons, “son pouvoir était sans bornes”[vii].
Voltaire entra en relation avec la princesse de Galles -devenue reine- et il
obtint sa permission de lui dédier en 1728 la première édition de La Henriade. Il ne manifeste toutefois
aucun intérêt pour le rôle politique majeur qu’elle tint, et s’il parle d’elle
dans la lettre XI, “Sur l’insertion de la petite vérole”, c’est
uniquement en tant que mécène: “Cette Princesse est née pour encourager tous
les arts & pour faire du bien aux hommes; c’est un Philosophe aimable sur
le Trône”[viii]
Voltaire n’est donc pas vraiment un témoin de la vie politique anglaise.
Même constat en ce qui concerne la vie
musicale de la capitale anglaise. Voltaire a la très grande chance de se
trouver à Londres au moment où Händel y réside, au moment où la Royal
Academy of Music est au sommet de sa gloire et où les meilleurs chanteurs
européens s’y trouvent réunis. Dans les Lettres
philosophiques Voltaire cite en passant le compositeur d’opéra Giovanni Bononcini,
résidant alors à Londres, pour dire qu’il estime Lully[ix], et
dans le cadre d’une discussion sur l’estime accordée par les Anglais à la
profession d’acteur, il cite les deux chanteurs Senesino et Cuzzoni, alors à
Londres eux aussi.[x] Ces
allusions passagères montrent bien que Voltaire garda en mémoire les noms qui
étaient à la mode pendant son séjour, mais de l’opéra lui-même il ne souffle
mot. Le castrat Senesino, et les deux sopranes Faustina et Cuzzoni -cette
dernière arriva à Londres en mai 1726, au même moment que Voltaire- étaient des
célébrités, et leur présence ensemble sur la même scène ne fut pas sans causer
de graves problèmes. La rivalité entre les deux sopranes était légendaire, et
c’était un coup remarquable pour l’Academy
que d’avoir sous contrat les deux en même temps: le résultat fut une
catastrophe financière aussi bien que diplomatique, car cette rivalité atteint
son apogée pendant la représentation d’un opéra de Bononcini, Astianatte, en juin 1727, lorsque les
deux sopranes s’empoignèrent sur scène, dit-on, et cela en présence de la
princesse Caroline ; c’était une aubaine pour les satiristes de la capitale, et
il parut très rapidement un pamphlet en vers décrivant les “Rival Queens”.[xi]
Rien de tout cela dans les Lettres
philosophiques, ni même dans la correspondance de Voltaire, quoique
l’incident fût le sujet de nombreuses parodies, par exemple dans The
Beggar’s Opera – joué à Londres en janvier 1728–. Saussure, par contre,
comprend parfaitement l’importance que tient l’opéra italien dans la vie
sociale de la capitale :
“Mentionnons les fameuses Faustina et
Cozzoni et l’un des frères Senezini, qui passent pour avoir les plus belles
voix de l’Europe […]. La Cour, et la
Ville, tant hommes que femmes sont divisées en deux partis à leur sujet; l’un
pour la Faustina et l’autre pour la Cozzoni.”[xii]
Un autre visiteur français, Pierre-Jacques Fougeroux, qui
s’est rendu à Londres en 1728, a laissé un témoignage important sur l’opéra : “L’opéra,
qui autrefois n’étoit rien, est devenu depuis trois ans un spectacle
considérable”[xiii]
Voltaire apparemment ne s’inté-resse
ni à la présence de l’opéra en soi, ni à la vague satirique déclenchée par
celui-ci.
Cette absence de commentaire, même sur des
incidents majeurs -et d’un potentiel satirique considérable- nous rappelle à
quel point Voltaire ne se pose pas en tant que voyageur conventionnel. Ses Lettres anglaises seront des lettres
“philosophiques” plutôt que des lettres “sur les Anglais”. Ceci ne veut pas
dire pour autant que le voyage en Angleterre n’eut aucune incidence sur les
idées de Voltaire.
En premier lieu, il faut prendre en
considération l’importance de l’apprentissage de l’anglais, car Voltaire
maîtrisa la langue anglaise beaucoup mieux que la plupart des visiteurs
français. Le Suisse Charles-Etienne Jordan, qui connaissait Voltaire et qui
lui-même entreprit un voyage en Angleterre en 1733, écrit que le poète français
“a fait en peu de tems des Progrès étonnans dans la Langue Angloise.”[xiv]
Cette prouesse linguis-tique s’avéra décisive quant à la formation de la
culture anglaise de Voltaire, et dans l’article “Gens de lettres” qu’il rédigea
pour le tome VII de l’Encyclopédie (1757), Voltaire souligne combien il
est important de savoir lire l’anglais :
“Aujourd’hui l’homme de lettres ajoute
souvent à l’étude du grec et du latin celle de l’italien, de l’espagnol, et
surtout de l’anglais.”[xv]
Les lectures anglaises de Voltaire ont évidemment laissé
leur empreinte sur les Lettres
philosophiques. Pour ne prendre que l’exemple le plus marquant, le journal The Spectator a joué un rôle clé dans la
genèse des Lettres, et même si Voltaire avait déjà pu le lire en
traduction française, il s’avère que l’expérience de la lecture en version
originale se montra décisive.[xvi] Les
lettres qui traitent du théâtre et de la poésie anglais font directement suite
à une lecture des originaux car sans un bon niveau en anglais, un voyageur
français ne se serait pas prononcé sur Pope ou sur Rochester avec autant
d’autorité.
En second lieu, et c’est une conséquence de
cette maîtrise de la langue, Voltaire a pu nouer en Angleterre des amitiés qui
ont beaucoup contribué à former ses impressions sur ce nouveau pays. Fawkener,
par exemple, joua un rôle important dans l’idée que Voltaire s’est faite de la
dignité du marchand anglais.[xvii] La
culture anglaise de Voltaire doit énormément aux amitiés qu’il a pu nouer et
c’est dans ce contexte que nous nous proposons de regarder de plus près ses
relations avec lord Hervey.
Voltaire et lord Hervey
Hervey fut un personnage mineur de la vie
politique anglaise, et s’il reste connu aujourd’hui, c’est surtout parmi les
littérateurs, car, en tant que défenseur du gouvernement whig de Walpole, il
fut une cible de choix pour les satiristes du parti tory, notamment à partir de
1731, date de son duel avec Pulteney à propos d’un pamphlet dans lequel ce
dernier avait accusé Hervey d’activités homosexuelles. Dans son “Epistle to
Dr Arbuthnot” (1734), Pope allait créer, sous le nom de Sporus, un portrait
d’Hervey, “amphibious thing”, qui reste peut-être le portrait le plus
percutant du siècle. Dans son “Parallèle d’Horace, de Boileau, et de Pope”,
publié en 1761, donc longtemps après la mort de Hervey en 1743, Voltaire se
montra très hostile à la dure satire de Pope à l’égard de Hervey, “l'un des
plus aimables hommes d'Angleterre.”[xviii]
En 1730, Hervey fut nommé Vice-Chamberlain et membre du Privy Council, ce qui
lui conférait une influence certaine à la Cour, et en 1740, il devint membre du
“Cabinet Council” avec le poste de Lord Privy Seal. Le tableau de Jean-Baptiste
Van Loo, peintre français qui demeura à Londres de 1738 à 1742, le montre au
sommet de sa gloire, après sa nomi-nation au poste de Lord Privy Seal qu’il
allait occuper durant deux années (voir Fig. 1).[xix]
Lorsque Voltaire fit la connaissance de lord
Hervey, ce dernier, de deux ans son cadet, était au seuil de sa carrière
politique et à l’avènement de sa carrière d’écrivain : il avait été élu député
à la Chambre des Communes en 1725, et en 1727, il publiait son premier pamphlet
politique, une réponse à Bolingbroke qui avait attaqué le gouvernement de
Walpole.[xx]
Des relations entre Voltaire et lord Hervey, nous savons peu de choses. Il est
possible qu’ils se soient rencontrés chez lord Peterborough, comme le suggère
André-Michel Rousseau, se fondant sur ce que dit Sherloc dans l’Histoire de Jenni : “Milord
Peterborough m’introduisit chez milady Hervey…”[xxi]
Le seigneur anglais s’intéressait beaucoup aux lettres, et parmi les
souscripteurs de l’édition de La Henriade
publiée à Londres en 1728, nous trouvons les noms de Hervey, de sa femme lady
Hervey, et de son père, lord Bristol.[xxii]
Les témoignages de leur amitié qui datent du séjour de Voltaire en Angleterre
sont, curieusement, tous des poèmes, et des poèmes de genres très différents.
D’abord un poème que Voltaire adresse à Hervey, en français, “A M.*,
Anglais, qui avait comparé l’auteur au soleil”.[xxiii]
Voltaire renchérit sur le compliment que Hervey lui aurait fait, en décrivant
le seigneur anglais comme ayant “le feu du génie”, “Voilà leur
Apollon, voilà leur Polymnie”, lui prédisant de plus une belle carrière
politique : “Vous brillerez partout, dans la chaire, au sénat; / Vous
servirez le prince, et beaucoup mieux l’État”, ce qui laisse entendre que
Voltaire le connaissait assez bien au moins pour être au courant de ses
ambitions politiques. Le deuxième poème, en anglais celui-ci, est adressé à
lady Hervey, dont la beauté avait déjà été célébrée par de nombreux poètes,
dont John Gay et Edward Young.[xxiv]
Les vers de Voltaire s’inscrivent donc dans une tradition, et ils furent
imprimés pour la première fois en 1755 dans un recueil anglais (ils jouirent
même d’un certain parfum de scandale lorsqu’ils furent cités au cours d’un
procès pour adultère)[xxv] :
“To Lady H-y. By
Mr. De Voltaire
H-y would you
know the passion
You have
kindled in my breast,
Trifling is
the inclination
That by words
can be expre’d.
In my silence see the lover,
True love is by silence known;
In my eyes you’ll best discover
All the power of your own.”[xxvi]
Reste, comme
troisième poème, une épigramme, aujourd’hui perdue, à laquelle fait allusion
Horace Walpole : “Voltaire made an epigram on seeing [Lady Hervey] and Lord
Hervey in bed; in which he speaks of the beauty of both.”[xxvii] La saillie de Voltaire était assez bien
connue, nous le verrons par la suite, pour qu’un satiriste s’en serve dans un
pamphlet contre lord Hervey.
Les deux hommes ont maintenu une
correspondance après le retour en France de Voltaire et si les lettres
retrouvées à ce jour ne sont pas nombreuses -trois lettres de Voltaire à
Hervey, et une seule lettre de Hervey à Voltaire-, elles laissent deviner entre
les deux hommes des relations cordiales. En janvier 1732, Voltaire écrit à
Hervey pour lui présenter son ami Thiriot[xxviii]
et l’année suivante c’est Hervey qui envoie Henry Fox chez Voltaire avec une
lettre de recommandation. La réponse de Voltaire est enthousiaste : après
avoir fait des compliments sur le style français de Hervey -“Je savois bien
qu’un homme d’esprit comme vous pense toujours bien en toutte langue, mais je
ne savois pas que vous possédassiez toutes les délicatesses de la nôtre”-,
il se remémore son séjour en Angleterre :
“Je luy [à Henry Fox] ay parlé de vous
longtemps avec effusion de cœur de tout ce que j’ay vu en Angleterre, Mylord
c’est vous dont j’ay gardé le souvenir le plus cher.”[xxix]
Que représentait cette amitié dans la vie des deux
hommes? Hervey s’intéressait sincèrement aux écrits de Voltaire et il était sûrement
flatté par la présence dans son entourage d’un poète connu. Il n’en reste pas
moins qu’il a parfois critiqué les écrits de Voltaire[xxx]
et il fut particulièrement sévère à l’égard de l’épître dédicatoire à Fawkener
qui préface Zaïre, qu’il jugeait présomptueuse
:
“I think the
Dedication bad, false and impertinent, it is dedicated by a superficial
Frenchman to an Englishman, and the Dedicator pretends to be better acquainted
with our Country, our Manners, our Laws, and even our Language than the Dedicatee.”[xxxi]
Voltaire, pour sa part, a dû être flatté par les
attentions d’un aristocrate francophone et cultivé, et il s’est servi de lui
pour avancer sa propre carrière; en juin 1740, Voltaire choisit encore Hervey comme
dédicataire d’une longue lettre, ostensiblement pour le féliciter sur sa
nomination comme “garde des sceaux” mais en réalité pour l’entretenir du Siècle de Louis XIV.[xxxii]
Voltaire a de plus dû être sensible au charme du jeune aristocrate et peut-être
même au fait qu’il entretenait une liaison amoureuse avec un autre homme :
Hervey rencontra Stephen Fox en 1727, lorsque Voltaire était en Angleterre, et
il semble probable que Fox accompagna Hervey lorsque ce dernier rendit visite à
Voltaire en 1729.[xxxiii]
Après la visite de Henry Fox, frère de Stephen, à Paris en 1733, Voltaire écrit
à Hervey sur un ton qui peut surprendre :
“Adieu charming
lord, remember a Frenchman who is devoted to your lordship for ever with the
utmost respect, and loves you passionately.
Voltaire”[xxxiv]
Le meilleur biographe de Hervey, en citant cette phrase
de Voltaire, remarque sèchement que “the extravagance of his language comes
from his relative unfamiliarity with English.”[xxxv]
Peut-être. Quoi qu’il en soit, Voltaire fut certainement sensible à un
aristocrate plus jeune que lui, qui cultivait, en parallèle, la politique et
les lettres. C’est là peut-être que Voltaire se méprend : le cas de Hervey
était plutôt unique, mais en l’érigeant en protagoniste d’une des Lettres anglaises, Voltaire cherche à
décrire toute une catégorie de “seigneurs qui cultivent les lettres”.
A l’origine de la Lettre XX, “Sur les seigneurs qui cultivent les
Lettres”
Le témoignage le plus durable de l’amitié
qui lia Voltaire et lord Hervey se trouve dans les Lettres anglaises. Voltaire se mit à écrire son livre sur les
Anglais lorsqu’il habitait Londres, en 1727, et de son propre aveu, il montra
son manuscrit incomplet à certains amis anglais, dont lord Hervey, qui en parle
dans une lettre à Conyers Middleton.[xxxvi]
En octobre 1729, Hervey séjourna à Paris en revenant d’un long voyage en Italie
où il avait été accompagné par son ami Stephen Fox, et il en profita pour
reprendre contact avec Voltaire. Ce doit être à cette occasion que Hervey lui
montra l’épître en vers qu’il venait de composer sur son voyage en Italie:
Voltaire fut suffisamment enthousiasmé pour en prendre une copie. Ce texte,
d’un intérêt littéraire fort modeste pourtant, semble avoir fasciné Voltaire,
car dans ses carnets, nous trouvons une copie du texte anglais aussi bien
qu’une première esquisse d’une traduction française.[xxxvii]
Par la suite, cette traduction -en réalité il s’agit plutôt d’une imitation-
deviendra la pièce centrale de la Lettre XX, “Sur les seigneurs qui cultivent
les Lettres”.
La lettre, une des plus courtes du recueil,
n’aurait pas de raison d’être sans le poème de Hervey, et nous sommes donc
conduits à conclure qu’elle a dû être conçue après la visite de 1729, exprès
pour placer et pour mettre en valeur ce texte. De retour en France, Voltaire
réfléchit sur son propre statut en tant qu'écrivain, et il se souvient de
l’aimable protection offerte par ce jeune aristocrate. S'il se livre à une
réécriture tendancieuse du poème de Hervey, c'est en partie parce qu'elle
entre, bien évidemment, dans les stratégies polémiques du volume -“Peut-être,
dira-t-on que ces vers sont d'un hérétique”-[xxxviii]
; mais c'est aussi parce que la présence de ce poème “personnel” et en quelque
sorte privé est une manière de proclamer et de célébrer l’intimité de l’auteur
avec ce “Seigneur Anglais fort jeune”[xxxix]
et peut-être, pensait Voltaire, de lui faire plaisir. Car Voltaire avait fait
la connaissance de plusieurs “seigneurs” qui cultivaient les lettres, dont
Chesterfield et lord Bolingbroke, tous deux beaucoup plus connus comme auteurs
que Hervey; mais Hervey seul exerçait une fonction à la Cour. Que Voltaire ait
choisi de se limiter au seul cas de Hervey suggère peut-être qu’il a conçu la
Lettre XX comme une forme de flatterie à l’intention de ce dernier. Par deux
fois, en janvier 1732, et de nouveau après la publication des Letters concerning the English nation,
en septembre 1733, Voltaire demanda à Hervey son approbation concernant cette
appropriation de son poème. Mais Hervey ne répondit jamais.[xl]
Hervey écrivit même à Conyers Middleton qu'il trouvait les Letters “lively and superficial.”[xli]
Le poète français, qui cherchait à flatter son ami anglais, ne comprit pas,
peut-être, à quel point, à la suite de l’affaire Pulteney, Hervey devait craindre
tout ce qui risquait de le brouiller avec les satiristes anglais. Et avec
raison, car même si Hervey n’est pas nommé directement dans le texte -comme il
le sera dans les éditions à partir de 1739-[xlii],
il semblerait que les lecteurs anglais contemporains aient tout de suite
compris de qui il s’agissait. En 1734 parut à Londres Tit for Tat, un pamphlet virulent attaquant lord Hervey. Les Lettres anglaises venaient d’être
publiées à Londres, en version anglaise -Letters
concerning the English nation- aussi bien qu’en version française -Lettres écrites de Londres sur les Anglois-,
et il est évident que le nom de Voltaire reste attaché à celui d’Hervey, même
cinq ans après son retour en France, comme le montre une allusion au début de
ce pamphlet en vers :
“How happy You! the only Lord
Could ever read, or
write on Word.”[xliii]
La preuve que nous avons ici
une référence à la flatterie un peu grosse de Voltaire vient plus tard dans le
poème :
“The self-same pert and silly
Air :
Well might that *Bard
his Ign’rance plead, * V—aire
When charm’d with both
as laid in Bed;
Yet dubious which was
Girl or Boy,
To be secure, would
both enjoy.”[xliv]
Certains biographes de Voltaire suggèrent que ces lignes “prouvent”
la bisexualité de Voltaire. Cette suggestion est hâtive[xlv] :
les pamphlets contre Hervey -et ils sont nombreux- ne manquent jamais de faire
allusion, et de la façon la plus explicite, à la réputation homosexuelle de ce
seigneur, dont l’aspect efféminé devint pour ses opposants un symbole constant
de la corruption du gouvernement whig.[xlvi]
Dans ce contexte, la mention de Voltaire n’a donc rien de surprenant ni
d’exceptionnel, et s’explique par la célébrité de l’épigramme, hélas perdue,
dans laquelle Voltaire dit avoir vu le couple au lit. Toujours est-il que le
deuxième passage cité ci-dessus a été supprimé des rééditions du pamphlet,
peut-être parce que son auteur regrettait d’avoir introduit le nom de Voltaire
de façon aussi explicite.[xlvii]
C’est là un témoignage curieux du passage de Voltaire en Angleterre.
Le modèle anglais et Le Siècle de Louis XIV
Dans les Lettres
philosophiques, les sept lettres qui traitent de la littérature et du
statut de l’écrivain ont été peu commentées ; mais comme le remarque à juste
titre Christiane Mervaud, ce dernier thème, “loin d’être un thème adventice,
donne à l’œuvre de Voltaire une de ses assises profondes.”[xlviii]
C’est en s’intéressant à la littérature anglaise que Voltaire est amené à
reconsidérer la tradition littéraire française et c’est de cette enquête que
naîtra l’idée initiale en 1732 du Siècle
de Louis XIV. D’ailleurs ce n’est pas par hasard que la formule “le siècle
de Louis XIV” paraît pour la première fois sous la plume de Voltaire dans les Lettres philosophiques.[xlix]
Dans la Lettre XXI, “Sur le comte de Rochester et Mr Waller”, il parle de
Voiture comme d’un écrivain imparfait car il précède “les grands hommes”
-c’est-à-dire les écrivains- “qui ont illustré le siècle de Louis XIV.”[l]
La phrase reparaît dans la Lettre XXIV, ‘Sur les Académies’, quand Voltaire
suggère que l’Académie Française devrait publier des éditions “corrigées”
des “bons ouvrages du siècle de Louis XIV.”[li]
Cette formule se retrouve dans d’autres œuvres voltairiennes du début des
années 1730, dans Le Temple du goût
et dans la Vie de Molière.[lii]
Selon le plus grand poncif de la littérature de voyage,
le voyageur part à la découverte d’un pays étranger et finit par se découvrir
lui-même. C’est en partie le cas de Voltaire, chez qui l’expérience vécue de la
littérature et des institutions anglaises provoque une nouvelle série de
réflexions sur les traditions littéraires françaises et notamment sur le statut
de l’écrivain de chaque côté de la Manche. Mais l’influence du modèle anglais
est hautement paradoxale. Voltaire ne s’est pas intéressé aux cafés, par
exemple, ni au phénomène des gazettes, choses qui, pour nous, constituent la
“modernité” des institutions littéraires anglaises à l’époque. Voltaire, au
contraire, est fasciné par ce jeune aristocrate lettré, personnage tout à fait
atypique dans sa génération, mais qui semble évoquer chez Voltaire une
nostalgie pour l’ancien régime. Lord Hervey fournit au jeune poète français
l’exemple d’un aristocrate engagé dans la vie politique de son pays et qui en
même temps avait des goûts littéraires très marqués et cherchait à protéger les
auteurs. La rencontre de Voltaire avec lord Hervey s’est révélée ainsi décisive
dans la vision qu’il s’est formée de la vocation d’un écrivain : l'anglais représente
pour lui le modèle du mécène éclairé et aristocratique, et lui inspire la
nostalgie du siècle précédent : “Il a été un tems en France où les beaux
Arts étoient cultivés par les premiers de l'État. Les Courtisans sur tout s'en
mêloient, malgré la dissipation, le goût des riens, la passion pour l'intrigue,
toutes divinités du païs.”[liii] En
1751, Duclos évoquera encore l'importance du mécène aristocratique.[liv]
On dit souvent que Le Siècle de Louis XIV
fut commencé en 1732, après la rédaction de l'Histoire de Charles XII : il serait aussi vrai de dire qu'il fut
commencé après la rédaction des Lettres
anglaises. Car son amitié avec lord Hervey amène Voltaire à réfléchir sur
l'influence de la Cour en France aussi bien qu'en Angleterre, et ce n'est donc
qu'un paradoxe apparent que c'est dans les Lettres
anglaises que Voltaire use pour la première fois de la formule “le siècle de Louis XIV”.
Nicholas Cronk
St Edmund Hall - Université d’Oxford
[i] Jean Louis Fougeret de Monbron, Préservatif contre l’Anglomanie (“A Minorque”, 1757), p.5 et suiv.;
le même volume est republié sous un nouveau titre, L’Anti-Anglois (“A Glascow”, 1762).
[ii] Voir Fernand Baldensperger, “Voltaire anglophile avant son
séjour d’Angleterre”, Revue de
littérature comparée, 9 (1929), 25-61.
[iii] Voltaire, Lettres
philosophiques, Paris, Didier, 1964. édition
établie par Gustave Lanson et revue par A.-M. Rousseau, 2 t., i.96.
[iv] Voir les Lettres 104 et 136.
[v] Lettres et voyages de M.
César de Saussure en Allemagne, en Hollande et en Angleterre, 1725-1729,
Lausanne, Bridel, 1903. édition
établie par B. van Muyden, p.247, 253-254. Saussure envoya ce livre en forme de
manuscrit à Voltaire en 1756; voir D6729 (les chiffres précédés par D renvoie à
la Correspondance, éd. Th. Besterman,
dans les Œuvres complètes de Voltaire,
t.85-135 (1968-1977)).
[vi] Lettres et voyages de
Saussure, op. cit., p.230-238.
[vii] “But as soon as ever the Prince
became King the whole world began to find out that her will was the sole spring
on which every movement in the Court turned; […] everybody who knew there was
such a woman as the Queen, knew she not only meddled with business, but
directed everything that came unde that name, either at home or abroad. Her power was unrivalled and unbounded.”
Lord Hervey’s Memoirs, London, Batsford,
1963. éd. R.
Sedgwick, p.14.
[viii] Lettres philosophiques,
op. cit., i.133.
[ix] Lettres philosophiques,
op. cit., ii.109.
[x] Lettres philosophiques,
op. cit., ii.161.
[xi] Voir Otto Erich Deutsch, Handel. A
Documentary Biography, London, Black, 1955, p.210-212; et Jonathan Keates, Handel. The Man and his Music, London,
Gollancz, 1985, p.130-133.
[xii] Lettres et voyages de
Saussure, op.cit., p.271.
[xiii] Winton Dean, “A French traveller’s view
of Handel’s operas” [in] Music and
Letters, n°55, 1974, p.172-178. Cit.
p.177.
[xiv] [Charles-Etienne Jordan], Histoire
d’un voyage littéraire, fait en 1733 en France, en Angleterre, et en Hollande,
La Haye, Moetjens, 1735, p.64.
[xv] Voltaire, Œuvres complètes,
Paris, Garnier, 1877-1885. éd.
Louis Moland, xix.251.
[xvi] Voir Nicholas Cronk, “Voltaire rencontre Monsieur le Spectateur
: Addison et la genèse des Lettres
anglaises” [in] Voltaire en Europe. Hommage à Christiane
Mervaud, Oxford, Voltaire Foundation, 2000. éd. Michel Delon et Catriona Seth, p.13-21.
[xvii] Voir Haydn Mason, “Voltaire and Sir
Everard Fawkener” [in] British Journal
for Eighteenth-Century Studies, n°23, 2000, p.1-11.
[xviii] Voltaire, Œuvres complètes,
éd. Moland, op.cit.,
xxiv. p.223-228 (p.225).
[xix] Pendant son séjour londonien, Van Loo peint aussi des portraits
d’Alexander Pope, de Robert Walpole, de Richard Temple, et du Viscount Cobham
(ces trois derniers sont conservés à la National Portrait Gallery de Londres).
[xx] Voir Robert Halsband, Lord
Hervey : eighteenth-century courtier, Oxford, Clarendon Press, 1973, p.66 ;
une biographie plus récente, mais moins scientifique, est celle de Lucy Moore, Amphibious Thing: the life of Lord Hervey,
Harmondsworth, Viking, 2000. Voir aussi : Rictor Norton, Mother Clap’s
Molly House : the gay subculture in England 1700-1800, London, GMP,
1992, chap. 9 et Michael De-la-Noy, The House of Hervey : a history of
tainted talent, Londres, Constable, 2001, chap.2-4.
[xxi] André-Michel Rousseau, L’Angleterre
et Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, 1976, “SVEC”, 145-147, 3 vol.,
t.i, p.94.
[xxii] Robert Halsband, Lord Hervey, op.cit., p.85.
[xxiii] Voltaire, Œuvres complètes,
éd. Moland, op.cit.,
t.x. p.522-23.
[xxiv] Voir Robert Halsband, Lord
Hervey, op.cit., p.41 et 60.
[xxv] André-Michel Rousseau, L’Angleterre
et Voltaire, op.cit., t.i.95.
[xxvi] R. Dodsley, A Collection of Poems by several hands, London, R. & J.
Dodsley, 1755, 4t., 4ème éd. iv. p.227. Le poème
ne se trouve pas dans les précédentes éditions de la Collection, dont la première date de 1748; le poème a évidemment dû
circuler en manuscrit. Voir aussi Voltaire, Œuvres
complètes, éd. Moland,
op.cit., t.x. p.607-608.
[xxvii] The Yale edition of Horace Walpole’s Correspondence, London et New Haven,
Oxford University Press, 1961. éd. W. S. Lewis, t.31 p.417. Il
se peut que l’épigramme de Voltaire soit calquée sur des vers qui circulaient à
l’époque. Voir
Robert Halsband, Lord Hervey, op.cit.,
p.44.
[xxviii] D 455.
[xxix] D 652. Sur cette relation épistolaire, voir André-Michel
Rousseau, Voltaire et l’Angleterre,
op.cit., t.i. p.165-169.
[xxx] Voir Robert Halsband, Lord Hervey, op.cit., p.160-161.
[xxxi] Lettre de février 1733 à Henry Fox. British Library, Holland House Papers,
Add MS 51396, fol.90.
[xxxii] D 2216.
[xxxiii] Hervey aura une deuxième relation amoureuse avec un homme,
Francesco Algarotti, qui arrive à Londres en 1736, muni d’une lettre de
recommandation de Voltaire. Voir D1110 et Robert Halsband, Lord Hervey, op.cit., p.192. Plus jeune, Voltaire avait
fréquenté d’autres aristocrates de réputation homosexuelle, comme le marquis de
Courcillon et le duc d’Aremberg. Voir Nicholas Cronk, “Introduction” à A Mlle Duclos [in] Voltaire, Œuvres complètes, Oxford, Voltaire
Foundation, 1968- . t.1B.
[xxxiv] D652.
[xxxv] R. Halsband, Lord Hervey, p.160.
[xxxvi] D 745 et Nicholas Cronk, ‘Lord Hervey
and Voltaire’s Letters concerning the
English Nation’, Notes and Queries,
vol.246 (2001), p.409-411.
[xxxvii] Voltaire, Œuvres complètes
(Oxford), t.81, p.238, 101.
[xxxviii] Lettres philosophiques,
op.cit., t.ii. p.121.
[xxxix] Lettres philosophiques,
op.cit., t.ii. p.120.
[xl] Voir D 455 et D 652.
[xli] André-Michel Rousseau, Voltaire
et l’Angleterre, op.cit., i. p.169 et Nicholas Cronk, “Lord Hervey
and Voltaire’s Letters concerning the
English Nation” op.cit.
[xlii] Voir Lettres
philosophiques, op.cit., t.ii., p.120.
[xliii] Tit for Tat, or an answer to the Epistle to a Nobleman, London, T. Cooper, 1734, in-fol., p.3.
[xliv] Tit for Tat, op.cit., p.8.
[xlv] A. Owen Aldridge, Voltaire and the Century of Light, Princeton, Princeton University
Press, 1975, p.67 et Haydn Mason, Voltaire.
A Biography, Londres, Granada, 1981, p.53.
[xlvi] Voir, en particulier, Jill Campbell,
“Politics and sexuality in portraits of John, Lord Hervey” [in] Word and Image, n°6, 1990, p.281-297.
[xlvii] Le passage qui cite Voltaire explicitement disparaît de
l’édition in-octavo, publiée aussi en 1734. C’est malheureusement cette version
du texte qui est reproduite dans la série The
Augustan Reprint Society, n°83, Sawney
and Colley (1742) and other Pope pamphlets, Los Angeles, 1960. éd. W. Powell Jones.
[xlviii] Christiane Mervaud, “De Westminster Abbey au Panthéon : le
statut des gens de lettres dans les Lettres philosophiques” [in] Revue d’Histoire Littéraire de la France, n°91, 1991, p.177-195
(p.178).
[xlix] Cette recherche sur la formule “le siècle de Louis XIV” a
été possible grâce au CD-Rom Voltaire
électronique, Oxford, Voltaire Foundation et Chadwyck-Healey, 1998.
[l] Lettres philosophiques,
op.cit., t.ii., p.126.
[li] Lettres philosophiques,
op.cit., t.ii., p.176.
[lii] Voltaire, Œuvres complètes,
Oxford, op.cit., t.9, p.177 et 412.
[liii] Lettres philosophiques,
op.cit., t.ii., p.119.
[liv] “Les gens de la Cour sont ceux dont les Lètres ont le plus à
se louer; & si j'avois un conseil à doner à un home qui ne peut se faire
jour que par son esprit, je lui dirois […] si vous ne voulez que des liaisons
de société, faites-les à la Cour; ce sont les plus agréables & les moins
gênantes.” Charles Duclos, Considérations
sur les mœurs de ce siècle, Paris, Champion, 2000. éd. Carole Dornier, p.188.