La culture des voyageurs à la Renaissance :
les Caraïbes à l’essai
Odile Gannier
¦
La culture serait-elle une notion exclusivement moderne? N’est-il
pas anachronique de parler de culture à la Renaissance, et qui plus est, chez des
voyageurs issus de toutes les origines? Ce concept implique sans doute que les
protagonistes en soient conscients, et théorisent sur le sujet en établissant
clairement le terme, ce qui ne semble avoir été le cas. Or on peut envisager la
culture de deux manières différentes: l'une serait un savoir abstrait succédant
à un apprentissage, et pourrait alors s'assimiler, à quelque degré que ce soit,
à l'érudition; l'autre engloberait des notions et des pratiques spécifiques à
un groupe, ce qui l'apparenterait à la “civilisation”. La première acception
paraît la plus évidente à la Renaissance[i],
époque de bouillonnement intellectuel, de redécouverte de pans entiers du
savoir détenus par les Anciens et oubliés ensuite. Mais le bon sens veut, après
Montaigne, que :
“[…] chacun appelle barbarie ce qui
n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre
mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances
du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite
police, parfait et accompli usage de toutes choses.”[ii]
Ainsi se
trouve définie, quoique de manière périphrastique, ce que nous appelons aussi
aujourd'hui la “culture”, et qui, même au seizième siècle, ne se confond pas
avec l'instruction, ni ne se réduit à la connaissance de lettres, de sciences
ou de beaux-arts. La culture des voyageurs procède en effet de ce sentiment
diffus d’appartenir à un groupe et le plus souvent à un lieu, de respecter les
mêmes coutumes, parler le même langage, se reconnaître dans les mêmes symboles[iii].
Souvent même, c'est précisément cette culture qui les jette sur les chemins,
comme les pèlerins partent au nom de leur foi, les explorateurs au nom de leur
goût de savoir, les missionnaires par désir de propager leur idéal, ou les
marchands pour établir ou conforter leur position au sein de leur propre
société. Les voyageurs proviennent de cités ou de communautés qui ont forgé
leur façon de voir et d’appréhender le monde, qu’ils souscrivent pleinement ou
non à ces valeurs, qu'ils les subissent ou les brandissent. Cette culture
fondée sur la tradition englobe l’individu et le modèle de manière plus ou
moins subie et irréfléchie. La part des croyances médiévales, en particulier en
matière de représentation du monde, les références mythologiques, les
structures de la littérature contemporaine, ainsi que les présupposés
idéologiques propres à leur nation, sont des matrices dans lesquelles se
définissent ensuite des caractéristiques individuelles. Pour extraire de ce
moule une réflexion sur l’Altérité et élaborer des savoirs, un travail
d’analyse est nécessaire, qui exige souvent du voyageur une forme de recul,
bien qu’elle puisse être marquée elle aussi au coin de sa communauté de pensée.
Si tous les voyageurs sont imprégnés de leur civilisation -le
concept n’est pas anachronique même si le mot l’est, à l’époque de la
Renaissance[iv]-,
ils disposent d’un bagage culturel assez divers. Leurs connaissances sont très
variées, qu'elles soient pratiques ou livresques, religieuses ou scientifiques,
et l'on ne peut valablement envisager la culture des voyageurs de la
Renaissance comme une donnée homogène et clairement définissable. Le voyage
permet souvent de confronter ces schémas mentaux plus ou moins conscients avec
la réalité. Mais en quoi cette culture particulière propre à chaque voyageur
permet-elle de saisir celle des autres ? Quelle évolution subit-elle chez
ceux qui en parlent ?
La découverte de l’Amérique constitue indéniablement un jalon
dans l'histoire européenne[v]: en
effet, le processus enclenché est tel que les voyages ultérieurs dans le
sillage de Colomb[vi]
prendront nécessairement en compte cette date, comme point de rencontre entre
deux mondes. Cependant, il ne semble pas que l'on ait immédiatement pris
conscience de l'importance de cette traversée. Les Lettres de Colomb ont été divulguées dès son retour à la Cour
d'Espagne, et même traduites en français dès 1493. Cependant l'intérêt de la
France pour l'Amérique n'est pas très pressant et l'on ne se soucie guère d'y
envoyer une expédition française avant 1523 (avec Verrazano)[vii].
Hans Staden affirme, lui, en 1557 que le pays des hommes “Nus, féroces et anthropophages” était inconnu en Hesse “jusqu'à
l'année dernière”[viii].
Montaigne lui-même annonce avec près d’un siècle de retard la découverte d’un
monde nouveau : c’est dire que l’important n’est pas d’avoir posé le pied
sur un rivage inconnu, mais d’accepter une nouvelle représentation du monde
puis de gérer les rapports entre deux populations dans des situations
culturelles différentes.
Il s'établit en fait une circulation curieuse des savoirs. Le
commun des mortels ne se préoccupe guère du voyage des autres, ni, à vrai dire,
du mode d’existence aux antipodes. La géographie est loin d’être la science
majeure du Moyen Âge : elle n’apparaît même pas dans le cursus scolaire et
se trouve être ainsi un savoir de terrain et d’expérience éventuelle. On s’est
assez moqué de Thevet et de ses prétentions de “cosmographe universel”,
alors qu’il n’avait passé que dix semaines au Brésil et effectué un voyage au
Levant. Pour Montaigne, il faut repartir sur des bases plus saines :
“sans m’enquérir de ce que les
cosmographes en disent. Il nous faudrait des topographes qui nous fissent
narration particulière des endroits où ils ont été. Mais, pour avoir cet
avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de
nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun
écrivît ce qu’il sait, et autant qu’il en sait, non en cela seulement, mais en
tous autres sujets: car tel peut avoir quelque particulière science ou
expérience de la nature d’une rivière ou d’une fontaine, qui ne sait au reste
que ce que chacun sait. Il entreprendra toutefois, pour faire courir ce petit
lopin, d’écrire toute la physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes
incommodités.”[ix]
Les voyageurs jouissent de connaissances incertaines: or ce sont
précisément eux qui vont servir d'informateurs aux sédentaires[x].
La querelle entre voyageurs et philosophes commence. Le simple marchand, le
matelot ou le pèlerin ne disposent pas des mêmes repères intellectuels et
idéologiques qu’un missionnaire, un conquistador ou un volontaire des colonies
qui s’établissent outre-mer. La majorité des marins et des marchands, il est vrai,
ne se réfèrent jamais à des sources livresques, ce qui ne signifie pas que
leurs observations soient fausses. Montaigne s’est choisi un informateur de
cette trempe, à sa convenance :
“Cet homme que j’avais, était homme
simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable
témoignage ; car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus
de choses, mais ils les glosent ; et, pour faire valoir leur
interprétation et la persuader, ils ne se peuvent farder d’altérer un peu
l’Histoire ; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les
inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu ; et, pour donner
crédit à leur jugement et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté-là à la
matière, l’allongent et l’amplifient. Ou il faut un homme très fidèle, ou si
simple qu’il n’ait pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des
inventions fausses, et qui n’ait rien épousé.”[xi]
Il faut
donc susciter le témoignage d’hommes sans parti-pris, qu’ils soient incultes, et
leurs lacunes imposeraient une limite aux commentaires personnels ; ou
qu’ils soient voyageurs cultivés, avec un regard plus pénétrant, et ils
donneront un reflet plus nuancé du réel ; le risque est qu’il soit faussé
par le filtre de leurs connaissances préalables, qui les inciteront à recourir
fréquemment à l’analogie, occultant ce qu’ils voient derrière ce qu’ils croient
déjà reconnaître. On retrouve cette dispute chez l’Italien Benzoni dans son Histoire nouvelle du Nouveau Monde,
traduite en français en 1579 :
“Je laisse maintenant la liberté à
Messieurs les Lisants, de choisir de ces deux avis contraires celui qui leur
semblera le meilleur. De ma part, je crois plus volontiers un capitaine de
marine bien expérimenté, qui conte assurément ce qu’il a vu, et qui a longtemps
pratiqué les mœurs des nations dont il parle, qu’un prêtre qui ne vit jamais ce
pays-là que dans une carte, comme Gomara, ou qu’un Président de robe courte,
comme Gusman, qui n’avait autre chose dans la tête que de contenter son avarice,
et faire trouver bonnes ses actions sanguinaires à l’Empereur […]”[xii]
Colomb
est un exemple intéressant de cette dualité. Il avait fourni de gros efforts
d’autodidacte, essentiellement dirigés vers son but :
“Tout ce qui, à ce jour, a été
navigué, je l’ai couru. J’ai traité et débattu avec de doctes gens,
ecclésiastiques et séculiers, latins et grecs, Juifs et Maures, et avec
beaucoup d’autres, d’autres sectes. Notre Seigneur a été très propice à mon
désir, et j’ai obtenu de Lui l’esprit de discernement. En sciences de mer, Il
m’a tout donné, en astrologie m’a pourvu de ce dont j’avais besoin, de même
qu’en géographie et arithmétique; science, esprit et mains pour dessiner la
sphère, et sur elles les villes, les fleuves, les montagnes, les îles et les ports,
tout à sa juste place. Durant ce temps, j’ai lu et me suis mis à l’étude de
tous écrits cosmographiques, historiques, de chroniques et de philosophie et
d’autres arts, par lesquels Notre Seigneur m’ouvrit l’entendement, comme de
façon palpable, de ce qu’on pouvait hasarder de naviguer d’ici jusqu’aux Indes;
et il me pénétra de la volonté d’exécuter cela.”[xiii]
Mais les
notes marginales qu’il porte sur ses exemplaires de l'Imago Mundi de Pierre d'Ailly ou sur le Devisement du monde de Marco Polo nous indiquent clairement
l'interprétation souvent très hâtive qu'il fait de ses références[xiv] ;
il retient surtout ce qui sert ses intérêts, réduisant le propos à sa plus
simple expression : ainsi, la glose résume au lieu de commenter. Encore
Colomb se montre-t-il capable d’évoluer, et l’on peut suivre dans ses écrits le
passage du préjugé à la supposition motivée.
érudition
mal digérée : c’est là l’un des biais susceptibles de déformer la réalité.
érudition souvent de bric et de
broc, qui laisse des lacunes et perturbe la synthèse -comme celle de Thevet[xv].
Certes, on trouve quelques colonisateurs plus érudits. Mais la pratique
généralisée de la glose et de la compilation, comme mode de transmission du
savoir, fait office de vérification de l’exactitude scientifique. Cette
culture, pratiquement, rend inutile, voire interdit le libre examen. La
prévalence du texte antique s’apparente à un dogme. Aussi les navigateurs ou
les savants qui avançaient une théorie nouvelle avaient-ils du mal à l’imposer,
le prestige de l’ancienne géographie paralysant l’innovation : “Entre les
opinions divergentes d’un Pline et d’un quelconque voyageur moderne, l’érudit
de la Renaissance n’hésite pas: il fait confiance à l’auctoritas.”[xvi] La version véhiculée par les écrits
les mieux estampillés semble parfois suffire à valider le texte qui les cite ou
s’en inspire : il est dès lors tentant d’exhiber çà et là, chemin faisant,
des références propres à donner plus de lustre à son propre ouvrage. Mais c’est
déjà adopter l’attitude de l’auctor
que de passer de la glose à la citation, selon les pratiques de l’époque.[xvii] Les gens moins cultivés procèdent
d’ailleurs de la même façon, mutatis
mutandis. On n’abandonne pas facilement une opinion communément admise,
encore moins lorsqu’elle est en quelque sorte protégée par la superstition, ou
lorsque sa survie en dépend, à bord d’un navire en partance pour l’inconnu.
Ainsi, certains mythes géographiques vont-ils parcourir les siècles : si
la forme de la terre semble finalement admise par la plupart, on tient encore
aux algues qui retiendraient les navires, à la théorie des climats, à la
chaleur de fournaise de la zone torride, à l’inhabitabilité des antipodes; même
s’il n’est pas certain que l’on y croyait vraiment, les navigateurs devront
véritablement administrer la preuve du contraire, et entrer de ce fait en
conflit avec la Tradition. Cette culture composite est d’autant plus tenace
qu’elle se colporte sans examen ou sans remise en cause. Ceux qui entendent
faire progresser le savoir doivent précisément accepter de rompre avec la
protection des acquis prétendument intangibles de leur culture.
“On pourrait résumer l’histoire
culturelle de l’Europe, écrit Gérard Leclerc, depuis la Renaissance jusqu’aux
Lumières, en disant qu’elle est une crise qui s’étend progressivement à tous
les aspects de la textualité.”[xviii]
En tout cas, l’emprise de l’esprit médiéval est extrêmement forte: fidélité à
l’opinion reçue, qu’elle provienne de la Bible ou de l’Antiquité, croyances aux
légendes, absence de discrimination entre le réel et le merveilleux… Il
est évident pour les hommes du Moyen Âge que “l’héritage de l’Antiquité est
comme la nature elle-même, un vaste espace à interpréter; ici et là il faut
relever des signes et peu à peu les faire parler.”[xix]
La connaissance du monde suppose une herméneutique. Aussi peut-on relever dans
les récits de voyage des quinzième-seizième siècles une propension affirmée,
caractéristique de la pensée médiévale, à raisonner par allégorie. Cette
réflexion s’appuie en particulier sur la Somme théologique de St Thomas,
qui détaille quatre manières de lire les écritures
: historique, allégorique, tropologique, anagogique[xx].
De la même manière, le monde est à déchiffrer, et l’explorateur sagace doit
pouvoir analyser dans ce sens les rapides observations qu’il recueille: ainsi
au début du Journal de Colomb, des “signes certains de proximité de
terre”[xxi],
comme ondées sans vent, présence de certains oiseaux, rameau vert… Mais il ne
s’agit là que de rassurer les matelots sur leur
destination. Et plus tard,
pour les consoler, dit l’Amiral : “de cette chaleur qu’ils souffraient
en cet endroit, il déduisait que, dans ces Indes et par là où ils allaient, il
devait y avoir beaucoup d’or.” Les signes sont, selon le cas, probables ou
certains : “Il dit que là où il y a de la cire, il doit y avoir mille
autres bonnes choses.” Si l’on trouve une pépite, fût-ce une seule, on
suppose, par un effet de correspondance entre microcosme et macrocosme, que le
pays doit receler de nombreuses mines d’or. Les corps des habitants enfin sont
beaux et bien faits, et les visages harmonieux, signes de bonne santé et de bon
naturel. L’explorateur recherche le sens, la “senefiance”[xxii]
du monde comme du texte, traque le signe qui lui permet métaphoriquement de
bâtir sa propre construction. Or ce signe est profondément culturel,
indissociable de la société qui le produit et le décrypte.
Ces croyances, de quelque ordre qu’elles soient, ont un effet
filtrant : constamment présente en arrière-plan, la tradition assure
l’identité du voyageur, lui donne une sorte de grille de lecture du monde,
rassurante et d’une certaine manière efficace : respecter implicitement la
“doxa” permet d’être mieux reçu par ses lecteurs ; mais les
idées préconçues forment aussi un carcan qui empêche la spontanéité de la
réaction et perturbe la véritable observation. Dans les Caraïbes,
particulièrement, l’expérimentation de ces façons de voir sur un terrain
complètement neuf pour le visiteur en dénude les principes, contrairement à
l’Orient par exemple, qui accumule les souvenirs revisités et ajoute à la somme
déjà existante.
Les images médiévales issues de l’Antiquité sont
particulière-ment vivaces, et forment le fond du bagage inconscient de nos
voyageurs. Les monstres qui avaient peuplé les confins des terres habitées, qui
avaient hanté les esprits et les représentations, reprennent du service en
Amérique, terrain vierge : l’existence de cyclopes, cannibales, Amazones,
Acéphales et autres créatures bizarres était avec le temps devenue douteuse
dans les régions mieux connues de l’Europe et de l’Orient. Mais comme beaucoup
de voyageurs, et des plus recommandables, en avaient toujours parlé, les
suivants se devaient de les évoquer aussi même s’ils ne les avaient pas vues,
pour ne pas être en reste, et valider paradoxa-lement leur compte rendu. On
pouvait aussi en conclure simplement que ces créatures subsistaient ailleurs,
ou s’étaient déplacées dans un autre contexte. Le résultat en est visible sur
des cartes, jusqu’au dix-septième siècle, dans les récits. Colomb, lui, avant
de croire de plus en plus manifestement aux cannibales, et aux hommes à tête de
chien, signale des sirènes, en notant toutefois avec une certaine déception
qu’elles étaient moins belles qu’on ne le disait : il s’agissait
évidemment de lamantins, dont la figure n’était peut-être pas aussi séduisante
qu’il aurait pu le souhaiter. Les Amazones ont connu quant à elles un tel
succès qu’un territoire immense, et dont la connaissance parfaite est loin
d’être acquise, fut baptisé de leur nom.
Certains mythes ont connu une telle faveur dans l’esprit des
hommes qu’à l’évidence on les retrouve intacts aux Antilles, et le plus
frappant est qu’ils déterminent assez précisément les rapports ambivalents qu’entretinrent
les Européens avec les Caraïbes. Le premier modèle est celui de l’Âge
d’Or : les Iles Fortunées étaient aussi les versions antiques d’un mythe
abondamment représenté, relayé dans l’imaginaire chrétien par le Paradis. Il
est clair qu’à défaut d’avoir touché aux Indes par la route de l’Ouest, Colomb
découvre une terre exceptionnelle.
“L’écriture
sainte témoigne que Notre-Seigneur fit le Paradis terrestre, qu’il y mit
l’arbre de vie et que de là sort une source d’où naissent en ce monde quatre
fleuves principaux.”[xxiii]
Le dogme n’est pas remis en question, et si l’état des connaissances géographiques tend à faire supposer le contraire, c’est que l’effort d’exploration a été jusque là insuffisant :
“Je ne trouve pas ni n’ai jamais trouvé
un écrit des Latins ou des Grecs qui, d’une manière certaine, dise en quel
point de ce monde est le Paradis terrestre. Je ne l’ai vu non plus sur aucune
mappemonde, sinon situé avec autorité d’argument.”[xxiv]
Donc, se
trouvant devant l’embouchure d’un fleuve démesuré -l’Orénoque- dont l’eau douce
se mêle à l’océan, il croit avoir enfin découvert l’un des quatre fleuves
évoqués par le texte sacré. Il faut ainsi retrouver in situ ce dont parlent les écrits anciens : la découverte
n’est pas le fruit du hasard mais l’accomplissement d’un destin, elle n’est pas
invention mais confirmation de la création divine, dont la description est déjà
en germe dans la Bible. Les îles des Bienheureux procèdent d’une même croyance,
mais dans le domaine païen. Cette reconnaissance du locus amoenus se manifeste par le recoupement de quelques
caractéristiques jugées discriminantes : l’éternel printemps, une humidité
fertile, la verdure d’une riche végétation, une vie facile dont le travail est
exclu… Les habitants de ce lieu enchanteur, éloignés de tout contact avec la
“civilisation” -que les voyageurs de la Renaissance ont plutôt coutume de
considérer comme pourrissante en Europe- sont nécessairement bons et
insouciants, nus et innocents. Il se trouve que les habitants des premières
îles où aborda Colomb correspondaient presque exactement à ce portrait :
les Arawaks vivaient dans la plus grande simplicité, mais sans besoins
superflus. Ils étaient doux et accueillants, prompts à donner et sans malice. Le
travail n’était (presque) pas nécessaire -le travail étant en fait accordé à la
quantité raisonnable de provisions indispensables-, tandis que les femmes
paraissaient accoucher sans peine -ce à quoi ils n’ont pas vraiment
assisté- ; ils étaient tous (à peu près) nus sans en paraître gênés
le moins du monde: de là à les considérer comme des hommes d’avant la Chute, il
n’y avait qu’un pas que les découvreurs franchirent allègrement. Seules les
nuances auraient pu les mettre sur la voie, mais ils sous-estimèrent ces
différences au profit d’une analogie qui leur parut plus importante avec
l’Eden. Le mythe du Bon Sauvage venait à point nommé compléter celui du Paradis
terrestre dont la localisation devenait plus problématique avec l’essor de la
cartographie. L’Amérique se vit alors dotée d’attributs valorisants qui
servaient cette thématique, au point que quitter une Europe en plein trouble
pour ce pays de cocagne devint un leitmotiv :
Là
nous vivrons sans travail, & sans peine.
Là,
là, toujours, toujours la terre est pleine
De
tout bonheur, & là toujours les cieus
Se
montreront fideles à nos yeus :
Là
sans navrer, comme ici, nôtre aïeule
Du
soc aigu, prodigue, toute seule
Fait
herisser en joïeuses forets
Parmi
les chams, les presens de Cerès.
Là
sans tailler la nourrissière plante
Du
bon Denys, d’une grimpeure lente
S’entortillant, faiyt noircir ses raisins,
De son bon gré, sur les ormes voisins.
Là sans mentir les arbres se jaunissent
D’autant de fruits que leurs boutons fleurissent :
Et sans faillir, par la bonté du ciel
Des chesnes creus se distille le miel.
Par les ruisseaux toujours le lait ondoïe
Et sur les bois toujours l’herbe verdoïe
Sans qu’on la fauche, & toujours diaprés
De mille fleurs s’y painturent les pres
Francs de la bise, & des roches hautaines
Toujours aval gazouillent les fontaines[xxv].
Cette
évocation des Iles d’Outre-Atlantique reprend point par point, ce qui n’est pas
pour surprendre chez Ronsard, les descriptions des Iles Fortunées ou de l’Âge d’Or
par Homère, Pindare, Ovide, Juvénal, entre autres, avec les mêmes motifs et des
termes similaires[xxvi].
Si Léry, de retour de chez les Tupinambas, regrette de ne plus se trouver parmi
les sauvages[xxvii],
Ronsard n’a, lui, jamais fait le voyage et du reste ne l’envisage pas. Comme
pour les poètes qui l’ont précédé, c’est surtout une figure rhétorique de la
perfection. Peu importe que la réalité soit, ou non, conforme à cette bucolique[xxviii].
La métaphore, par inversion, permet simplement de pleurer sur les malheurs présents,
sans que l’on prenne réellement au pied de la lettre le désir d’expatriation,
ou le souhait de voir régner en Europe le modèle des Tupinambas. Le même rêve
est encore exprimé par le personnage de Gonzalo dans la Tempête de Shakespeare, qui semble -en 1611- répéter le passage
de Montaigne concernant les “Cannibales” américains :
In the commonwealth I would by contraries
Execute all things ; for no kind of traffic
Would I admit, no name of magistrate ;
Letters should not be known ; riches, poverty,
And use of service none ; contract, succession
Bourn, bound of land, tilth, vineyard, none ;
No use of metal, corn, or wine, or oil ;
No occupation ; all men idle all…[xxix]
Il s’agit plus, là encore, de proposer une figure de l’inversion que de bâtir une utopie. Mais on constate à quel point les philosophes et les écrivains ont “récupéré” cette thématique : venue des voyageurs, elle relaye leur parole et renvoie, à nouveau comme modèle ultérieur, une nouvelle image à confronter à la réalité. Ainsi voyage des uns aux autres la culture elle-même.
Mais juste avant de quitter Haïti rebaptisée Hispaniola, et ses
habitants nommés Indiens par fidélité envers l’objectif premier de Colomb, qui
était de toucher les Indes par l’Ouest, les Espagnols devaient faire face à un
autre groupe, sur la côte opposée de l’île. Ils supposèrent alors, devant les
mines menaçantes, les visages noircis, les armes brandies, que ce n’étaient
plus ces sauvages pacifiques avec qui il aurait fait si bon commercer. Le
contact fut difficile, et les Espagnols rembarquèrent pleins d’inquiétude pour
le petit détachement de colons resté sur la côte Nord-Ouest[xxx].
En fait, ils ignoraient tout des rivalités entre Arawaks -dans les Grandes
Antilles- et Caraïbes -sans parler des Ciguayos, groupe de souche Arawak mais
aux comportements plus agressifs-. Les Caraïbes dominaient plutôt les petites
Antilles, mais pratiquaient des raids en territoire Arawak pour prendre des
femmes et ramener des prisonniers, qu’ils mangeaient le plus souvent, comme le
fai-saient les Tupinambas qu’ont décrits par exemple Staden et Léry.
Au deuxième voyage, les choses prirent donc une tournure
différente : ces Indiens qui semblaient si doux et accueillants avaient
probablement massacré au moins une partie de la petite colonie laissée sur
place. L’enjeu était symboliquement plus grave que la disparition d’une
trentaine d’hommes, qui avaient du reste probablement reçu, dans bien des cas,
le châtiment de leur conduite. Ces morts représentaient pour les Espagnols la
ruine de leurs rêves de facile conquête, d’exploitation à sens unique des
richesses du pays ; les habitants étaient soit si généreux et si bien
disposés à donner tout ce qu’ils possédaient, soit si craintifs et dépourvus
d’agressivité, qu’il devait être un jeu d’enfant de s’emparer de leur
territoire[xxxi].
On peut relever dans le Journal de bord
de Colomb la gradation de ses analyses : Todorov souligne sa “condescendance
amusée”[xxxii]
au départ : “Ils sont sans armes et si craintifs que l’un des nôtres suffit
à en faire fuir cent, même en jouant avec eux.”[xxxiii]
Trois semaines plus tard, ils étaient devenus sous sa plume “poltrons et
lâches”. Ces hommes nus et pacifiques ne sont même plus décrits comme de
bons Indiens, des êtres de paradis ayant échappé à la malédiction divine, et
donc plus près que les Européens de la perfection évangélique, mais des êtres
trop frustes pour être conscients de leur identité et défendre leur territoire,
c’est-à-dire propres à être dominés. De sorte que deux mois après le premier
contact entre Européens et Amérindiens, le ton a changé :
“Ils n’ont pas d’armes, sont tous
nus, n’ont pas le moindre génie pour le combat et sont si peureux qu’à mille
ils n’attendraient pas trois des nôtres. Ils sont donc propres à être commandés
et à ce qu’on les fasse travailler, semer, et mener tous autres travaux qui
seraient nécessaires, à ce qu’on leur fasse bâtir des villes, à ce qu’on leur
enseigne à aller vêtus et à prendre nos coutumes.”[xxxiv]
Il s’agit
donc bien de proposer l’acculturation de ces malheureux, prétendument pour leur
bien : on pourra pressurer les Indiens de bonne volonté, et soumettre les
rebelles à l’esclavage. Peut-on imaginer que Colomb, ce faisant, s’est
affranchi des représen-tations culturelles qui l’auraient poussé à considérer
les Indiens comme des êtres merveilleux, proches encore du paradis terrestre
qu’il n’a de cesse de rechercher ? En fait, sa culture biblique[xxxv]
semble s’être effacée devant des schémas plus prosaïques de sa
civilisation : les Indes occidentales pouvaient et devaient être
rentables. Il était donc légitime, dans l’esprit des Espagnols de l’époque, de
mettre complètement en valeur les territoires “découverts”, insuffisamment
exploités au goût européen, de les évangéliser, de les annexer à la Couronne
espagnole, de bon gré si possible, de force si nécessaire. La bonne conscience
évangélisa-trice se chargea de justifier la mise en coupe réglée de cette
population. Chemin faisant, l’image des Indiens en général va être
considérablement ternie, pour justifier la prise en main de l’Amérique ;
ils vont se trouver accusés de tous les vices. Il était moralement gênant de
décimer une population dont on disait si grand bien, qui jouissait des vertus
convoitées de l’innocence et de la perfection originelles, mais il était
légitime de vouloir réformer un groupe de sauvages cannibales, d’impies, de
pervers, de paresseux, d’ivrognes… Il suffisait d’une propagande efficace pour
que le discours changeât, et que l’on craignît effectivement de laisser libre
une telle engeance. Les Espagnols durent ensuite faire leur mea culpa, une fois la population
indienne réduite, aux Antilles, à une poignée de survivants. Il n’en demeure
pas moins que la réalité de la colonisation dépendit très étroitement et
presque exclusivement du discours que l’on tint sur eux, des rapports que l’on
écrivit et que l’on divulgua. Le savoir supposé sur les Indiens est unique-ment
le fait d’un discours colporté, en bien ou en mal, par les voyageurs :
colonisateurs, aventuriers, missionnaires, marchands, soldats… Les quelques
spécimens, peut-on dire, ramenés en Europe furent montrés comme des curiosités.
Peu importait, à vrai dire, leur véritable culture[xxxvi].
On aurait pu penser que l’intérêt se porterait sur une
civilisation différente. Mais on pensa plutôt qu’ils n’avaient pas de culture
du tout. En effet, -et c’est caractéristique des contrées qui ont suscité ou
ravivé le mythe du Bon Sauvage- il se trouve que les Indiens des Caraïbes n’ont
pas une civilisation fondée sur l’écriture, ou du moins pas sur le type
d’écriture que l’Europe pratique. Ils n’ont pas non plus de culte très visible,
ni d’architecture monumentale dédiée à cette religion ou au service d’un
gouvernement identifiable. A la différence des civilisations d’Amérique du Sud,
les Antilles n’attiraient pas l’attention par le faste et l’évidence de leurs
liens sociaux : les Incas, par exemple, inspirèrent aux Européens d’autres
réactions. Les “rois” étaient aussi nus que leurs sujets, ils étaient
simplement portés sur les épaules en guise de distinction honorifique.
Autrement dit, une culture peu visible court le risque d’être ignorée par des
visiteurs. Le sens de la tradition paraît trop ténu pour exister.
Montaigne souligne l’intérêt, pour un philosophe, de réfléchir à
l’événement que constitue la révélation d’un monde nouveau, alors qu’il ne
tente pas de se rendre en Amérique, pas plus qu’aucun des savants de la
Renaissance. Ils effectuent plutôt des voyages en Europe, et particulièrement
le “pèlerinage” en Italie[xxxvii]:
Guillaume Budé y va en 1501, 1505, 1515… Mellin de Saint-Gelais se rend à
Bologne, Dolet à Padoue, Rabelais et Brantôme à Rome, Marot s'exile à Ferrare
et meurt à Turin ; Du Bellay va contempler les Antiquités de Rome, Montaigne boucle un large circuit des villes
d'Italie, passant et repassant à Rome, Florence… Voyages de curistes, de
touristes, de diplomates, d'érudits, d'artistes : l'Italie est partie
prenante de la culture des lettrés. L’Amérique au contraire est comme tenue à
l’écart de leurs préoccupations les plus sérieuses, comme si la culture
reposait avant tout dans l’Ancien Monde. La considération de Montaigne pour une
culture qui n’est pas la sienne ne peut pourtant s’abstraire complètement de la
négation : la culture des Indiens se définit surtout comme une absence de
défauts liés à la civilisation européenne. Accumulant, pour mieux démontrer,
les tares inexistantes, d’une part il cède à son élan, niant pour faire bon
poids l’existence de pratiques en réalité répandues -la force démonstrative
valant mieux que l’éventuelle réalité ethnographique- ; d’autre part,
marquant vigoureusement l’opposition entre les traditions sclérosées de
l’Ancien Monde et les balbutiements prometteurs du Nouveau, il pré-suppose
l’absence d’une culture véritable chez ce dernier. C’est du reste l’impression
qui ressort d’un grand nombre de récits de voyageurs. Le sentiment de
supériorité technologique est en tout cas pratiquement systématique, même si
l’innocence supposée des Américains rappelle celle de l’Age d’Or.
Si les poètes et les savants ne vont pas en Amérique, ils la
célèbrent pourtant de manière indirecte, des poèmes encomiastiques étant dédiés
aux valeureux voyageurs qui ont eu l'audace de traverser l'Atlantique. Parfois,
le ton est dithyrambique :
A André Thevet, Angoumoisin.
Si du nom d'Ulysses l'Odissée est nommée,
De ton nom, mon Thevet, un livre on deust nommer,
Qui n'as veu nostre terre, ou sa prochaine mer,
Ou nostre Ourse qui luit dans noz cieux alumée
Mais le pole Antartique, et la terre enfermée
Là bas dessoubz nos pieds, et sans paur d'abymer
Par ce grand univers tu a voulu semer
De la France et de toy la vive renommée […]
Au pris de toy ce Grec par dix ans ne vit rien […][xxxviii]
La
description, nécessairement indigente et convenue, se fait éloge ; mais la
célébration artistique se déplace du pays visité au voyageur lui-même et à sa
patrie. Ainsi la culture s’encense-t-elle elle-même et se félicite-t-elle de
son adéquation à un modèle flatteur. Le voyageur qui s’embarque pour le Nouveau
Monde est un héros des temps modernes, l’entreprise n’étant évidemment pas sans
danger ; mais surtout, il s’apparente aux héros littéraires qui alimentent
sa culture : Ulysse le premier, mais aussi les romans de chevalerie. Il a
été souligné en outre que Colomb employait le même vocabulaire que Montalvo
dans son Amadis de Gaule: l’inverse
serait chronologiquement plus exact. Il est vrai que les lecteurs espagnols de
l’époque s’enthousiasmaient pour les romans de chevalerie[xxxix]:
non seulement Isabelle la Catholique, Charles Quint ou Ignace de Loyola mais
aussi les soldats et les aventuriers. L’Amadis
de Gaule, en 1508, et les Exploits
d’Esplandián, en 1510, ont paru à Séville, port d’embarquement des
conquistadores, qui s’identifiaient sans peine aux héros de leurs romans favoris;
au point que les compagnons de Diaz del Castillo crurent reconnaître devant
Mexico les mirages d’Amadis. Le Roland furieux[xl]
de l’Arioste proposera les mêmes éléments : dès les premières pages
apparaîtra Angélique, fille du roi du Cathay, tandis que l’île d’Alcine
reproduit les mêmes traits que les îles découvertes. Vespucci emprunte même
certaines descriptions au Purgatoire de Dante, en italien.
“Entre intellectuels et productions
artistiques populaires, il a toujours existé […] un rapport changeant: dès
l’abord le refus, la suffisance dédaigneuse; puis quelque intérêt ironique;
enfin la découverte de valeurs vainement cherchées ailleurs. Il en résulte que
l’homme cultivé, le poète raffiné s’approprient ce qui n’était que naïf
divertissement et le transforment. Il en va ainsi pour la littérature
chevaleresque de la Renaissance.”[xli]
Dans la
forme aussi règnent les modèles du Moyen Âge : les lieux communs hérités des Anciens s’imbriquent à
l’occasion avec les schémas narratifs du roman de chevalerie: mais on peut en
voir, dans les textes mêmes, les modifications progressives. Les aventuriers
qui s’embarquaient pour l’Amérique étaient au moins les émules de ces héros
mythiques, de nouveaux Argonautes, de nouveaux chevaliers[xlii].
La contamination entre projection littéraire et confrontation réelle avec le
monde n’est pas forcément à l’origine d’un gros progrès dans la connaissance
d’autrui. Elle risque plutôt de rendre aveugle et sourd, sinon à sa propre
gloire.
Certes, avec le temps, les choses ont pu changer. Le mythe s’est estompé, et les poètes de la Renaissance ne sont pas dupes non plus sur l’usage métaphorique de l’Indien et de l’utopie américaine.
Ces barbares pour se conduire
N’ont pas tant que nous de raison,
Mais qui ne voit que la foison
N’en sert que pour nous entrenuire ?
écrit
Jodelle en guise d’introduction à la Cosmographie
Universelle de Thevet. Au lieu de se contenter de nier toute culture aux Indiens
des Caraïbes, face à une Europe civilisée, on introduit la notion de
relativisme : mais ce n’est pas toujours beaucoup plus favorable. A la
limite, il aurait mieux valu se retirer discrètement avant que la gangrène des
“valeurs” européennes ne gagne l’Amérique. Ronsard donne ce conseil à
Villegagnon :
Pource laisse-les là, ne romps plus (je te prie)
Le tranquille repos de leur première vie :
Laisse-les, je te pry, si pitié te remord,
Ne les tourmente plus, et t’enfuy de leur bord […]
Vivez, heureuse gent, sans peine et sans soucy,
Vivez joyeusement : je voudrois vivre ainsi.[xliii]
Apparaît,
dès le début de la colonisation des Caraïbes, un thème qui fera florès :
celui de la chute des empires. L’Ancien Monde est assurément menacé, puisqu’il
est perclus pendant que l’autre entre en vigueur, comme le souligne Montaigne,
et que ses défauts sont nombreux et semblent sans remède. Mais surtout, les
voyageurs sont fréquemment pris de vertige à penser qu’ils rencontrent un monde
lui-même en déclin rapide, déclin auquel ils assistent impuissants, s’ils n’y
collaborent pas. Ce monde nouveau, jusque là épargné par son isolement, risque
de disparaître dans le tourbillon qui l’a rattrapé. Les Européens pleurent
alors sur une civilisation éteinte aussitôt que connue.
Sur ce thème, les voyageurs et les sédentaires peuvent tenter de
converser, puisque, bon gré mal gré, ils se trouvent soudainement solidaires
dans leur propre culture : clercs et aventuriers aux connaissances si
différentes se découvrent maintenant de la même tradition, face à un nouveau
monde qui paraît justement échapper à l’emprise du temps et ne pas se soucier
de tenir le compte de son héritage, ou semble au contraire disparaître avec une
terrible rapidité.
Curieusement, la découverte du monde indien n’a pas seulement
donné aux mythes fondateurs de la culture européenne une nouvelle aire
d’expansion, elle a aussi réactivé des débats devenus languissants depuis
l’Antiquité. Que les Indiens aient tour à tour été loués et opprimés souligne
la difficulté de l’Europe à gérer l’entrée en scène de peuples radicalement
autres. D’un côté le mythe, de l’autre la politique. Les bases de la culture
européenne se trouvent donc remises en question, même si, dans l’ensemble,
elles en sortent confortées. L’opposition entre nature et culture, entre
barbares et civilisés, ne date pas de la période des Découvertes, mais elle a
trouvé là une singulière et passionnante actualité : la question du droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes est posée en même temps que celle du droit
des nations dites civilisées à coloniser les autres, jugées barbares, sauvages,
incultes. Le problème de l’acculturation et de sa légitimité est posé dès la
Renaissance, mais aussi celui, presque exactement inverse, de l’utopie :
celle-ci ne peut s’envisager que dans un ailleurs favorable, en faisant table
rase des conditions réelles de l’existence dans la société qui la produit. La
découverte de l’Amérique n’a peut-être pas été une véritable découverte, dans
le sens où l’on s’est moins soucié du continent révélé et de sa richesse
culturelle propre, qui à vrai dire paraissait secondaire jusqu’à ce qu’on la
mette complètement en péril –“Mécaniques victoires ! ”–, que
d’observer avec étonnement les reflets nouveaux que prenait la civilisation européenne
à la lumière de ce changement. La culture s’est honnie elle-même, ou applaudie,
selon le cas ; pourtant elle a pris conscience qu’elle ne détenait pas le
monopole de l’existence, mais qu’elle possédait simplement sa propre manière
d’être. Les Barbares des Grecs, relégués aux confins de l’espace géographique
concevable, étaient à la limite de l’inexistence : étaient-ils différents
par essence ou par degrés ?[xliv]
Avec la découverte de l’Amérique, il fallut finalement céder une place à
l’existence d’autrui, au point d’en faire un Nouveau Monde, face au risque de
sa propre décrépitude. La culture des voyageurs a certes été un moteur de
départ, mais aussi un instrument d’analyse ; il n’en demeure pas moins
qu’elle a surtout mis en question les fondements de cette culture, retournant
vers elle l’image de l’Autre comme un miroir. Ainsi conclut Vespucci : “En
toute raison, dirais-je à demi-voix, l’expérience vécue vaut assurément plus
que la théorie.”
Odile
Gannier
Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages
Université de Nice
[i] En latin, cultura, cultus, et la famille de colo tournent autour de l’idée de soin
apporté à quelque chose : à la terre d’abord, puis, par métaphore aux
lettres, aux divinités, etc.
[ii] Montaigne, Essais,
Paris, Presses, Universitaires de France, 1961, “Quadrige”, 3 vol. édition établie par Pierre Villey. I,
31.
[iii] Alain Finkielkraut, dans La
Défaite de la pensée, critique cette tendance à qualifier de culture tout
et n'importe quoi, y compris des habitudes comme des pratiques culinaires, par exemple,
ne relevant nullement d'une élaboration artistique ou intellectuelle. Alain
Finkielkraut, La Défaite de la pensée,
Paris, Gallimard, 1987.
[iv] L'apparition du mot est graduelle, à partir du milieu du dix-huitième
siècle. Le terme “civiliser” fut d'abord employé dans le lexique spécialisé du
droit, pour signifier que l'on passe une affaire au “civil”. Mais le terme
“civilisation” s'est rapidement étendu au sens d’urbanité, puis au sens que
nous connaissons aujourd’hui, dans le dernier tiers du dix-huitième siècle.
[v] 1492, on le sait, fut marquée par d'autres événements que la
découverte de l'Amérique: chute de Grenade et expulsion des Arabes, puis des
Juifs d'Espagne -c'est-à-dire achèvement de la Reconquista de leur territoire par les Espagnols, sous l'impulsion
d'Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, ce qui met fin à la coexistence
de trois communautés religieuses en Espagne; élaboration de la grammaire de
Nebrija, première grammaire du castillan; réalisation à Nuremberg du premier
globe terrestre.
[vi] Peut-être, comme on l’a supposé dès le seizième siècle, Colomb
suivait-il des cartes ou des instructions déjà existantes : mais elles
étaient suffisamment méconnues pour que les lettres de Colomb représentent pour
nous la première occurrence d’un discours public sur les terres de l’Ouest.
[vii] Les affaires politiques étaient alors assez prenantes, et la
flotte française nettement insuffisante.
[viii] Hans Staden, Nus, féroces
et anthropophages, 1557, Paris, Métailié, 1990 et Points Seuil.
[ix] Montaigne, Essais, op.cit.,
I, 31.
[x] Cette dialectique reparaît dans la controverse qui oppose
Rousseau et Bougainville : le premier critique la faiblesse des voyageurs,
qui observent et décrivent mal les pays qu’ils traversent ; le second se
défend d’être “voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur et un
imbécile aux yeux de cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui,
dans l’ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses
habitants, et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations.”
Louis-Antoine de Bougainville, Voyage
autour du monde par la frégate « La Boudeuse » et la flûte
« L’Etoile », Paris, La Découverte, 1992. Introduction de Louis
Constant. Cit. p. 19.
[xi] Essais, op.cit.,
I, 31
[xii] Girolamo Benzoni, La
Historia del Mondo Nuovo, Venise, 1565 [Histoire
nouvelle du Nouveau Monde, 1579, p.214-215.
[xiii] Colomb, lettre insérée dans le Livre des prophéties. La Découverte de l’Amérique,
(1492-1506), Paris, La Découverte, 1979, 3 t. Cit. : t.III
: écrits
et documents, 1492-1506, p.194.
[xiv] Par exemple : “On fournit
quelques arguments pour
avancer que la chaleur qui règne dans cette zone en raison de la
proximité du Soleil peut se
tempérer par suite de certaines
circonstances. Quelques-uns
vont jusqu’à dire qu’en un
mont voisin vers l’orient se trouve le Paradis terrestre.” (Nous
soulignons les précautions oratoires de Pierre d’Ailly, Imago Mundi, chap.7). Note lapidaire de Colomb : “Le Paradis
terrestre est là.” Colomb, La
Découverte de l’Amérique, op.cit., t. III, p.29.
[xv] André Thevet a publié en particulier les Singularités de la
France antarctique, 1558. Rééd. Paris, Chandeigne, 1997. Frank Lestringant
a prouvé le côté hétéroclite de la science de Thevet, essentiellement fondée
sur des compilations, dans l’Atelier du
Cosmographe. L’Image du monde à la Renaissance, Paris, Albin Michel, 1993.
[xvi] Numa Broc, La Géographie
de la Renaissance, Paris, CTHS, 1986, p. 19. “Tout au long de l’âge
médiéval et de l’âge renaissant, la vérité n’a pas à être inventée parce
qu’elle est déposée dans les livres des Anciens... elle est d’ordre
philologique.” Georges Gusdorf, La
Révolution galiléenne, 1969, 2 vol., cité par Numa Broc, note 26 p.19.
[xvii] Sur ce point : Gérard Leclerc, Histoire de l’autorité. L’assignation des énoncés culturels et la
généalogie de la croyance, Presses Universitaires de France, 1996 (en
particulier “La chrétienté médiévale et l’auctoritas”,
p.99-135).
[xviii] Gérard Leclerc, Histoire
de l’autorité. L’assignation des énoncés culturels et la généalogie de la
croyance, op.cit., p.139.
[xix] Michel Foucault, Les Mots
et les choses, une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard,
1966, “Bibliothèque des histoires”, p. 48.
[xx] Colomb expose lui-même la “somme angélique” dans le Livre des Prophéties, t. II p.192. Pour
une analyse de cette “somme angélique” : Umberto Eco, Art et beauté dans
l’esthétique médiévale, Paris, Grasset, 1997.
[xxi] Colomb, La Découverte de
l’Amérique, op.cit., t.I : Journal
…, p.44, 110, 122.
[xxii] Nous avons déjà analysé ce thème dans “Le voyageur de la
Renaissance et son bagage: l’esprit du Moyen-Age à l’épreuve des Caraïbes” [in] Monique Pelletier dir., Imaginaire, découvertes et représentations
des îles, Paris, CTHS, 2001. 123e Congrès des Sociétés historiques et
scientifiques, 5-11 avril 1998, Fort-de-France.
[xxiii] Colomb, La Découverte de l’Amérique, op.cit.,
t. II : Lettre [...] sur le
troisième voyage aux Indes, p.148.
[xxiv] Ibid., p.149.
[xxv] Pierre de Ronsard,
“Les Isles fortunées”,
à Marc-Antoine de Muret, v. 93 sq.
[xxvi] Nous renvoyons pour ce parallèle à notre thèse : Odile
Dupon-Gannier Les derniers Indiens des
Caraïbes. Image, mythe et réalité, soutenue à l’Université de Bordeaux III
en janvier 1993. Chap. I, C : “Les bons Indiens : aux sources du
primitivisme.”
[xxvii] Jean de Léry, Histoire
d’un voyage fait en la terre du Brésil, 1578. Rééd. Paris, Le Livre de
Poche, 1994, “Bibliothèque classique”. édition
établie par Frank Lestringant.
[xxviii] Ce motif est analysé par Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age
latin, Presses Universitaires de France, 1956.
[xxix] Shakespeare, La Tempête, 1611, II,1
[xxx] Ils avaient raison, aucun des Européens ne fut retrouvé vivant
l’année suivante : règlements de comptes, vengeances, attaques,
maladies… ? Un certain nombre d’entre eux au moins durent se comporter
comme en terrain conquis, volant aux Indiens leurs femmes, le peu d’or qu’ils
possédaient, et semant la zizanie entre les groupes.
[xxxi] On peut relever plusieurs expériences de Colomb : inciter
des Indiens à se saisir d’une épée par la lame, pour voir s’ils allaient se
couper par ignorance -ce qu’ils firent bien sûr- ; se faire remettre des
lances et autres armes pour les examiner et s’assurer de l’infériorité
technologique des Indiens ; se livrer à des démonstrations de force avec
leurs propres armes, pour les forcer au respect par la crainte, etc.
[xxxii] Tzvetan Todorov, La
Conquête de l’Amérique, Paris, Seuil, 1982, p. 46.
[xxxiii] Colomb, La Découverte de
l’Amérique, op.cit., t.I : Journal
de bord, 12 novembre 1492, p. 100.
[xxxiv] Colomb, La Découverte de
l’Amérique, op.cit., t.I : Journal
de bord, 16 décembre 1492, p. 148.
[xxxv] N’oublions pas que Colomb est généralement considéré comme
“converse” : les Juifs d’Espagne avaient en effet eu en 1492 le choix entre
la “conversion” au catholicisme et l’exil ; un certain nombre d’entre eux
ne s’étant convertis que du bout des lèvres, les “converses” restèrent toujours
plus ou moins suspects. Même si Colomb ne semble pas s’être rallié au
catholicisme à cette occasion, on peut supposer que pour demander l’appui
d’Isabel la “Católica” à cette époque, mieux valait ne pas afficher des
opinions contraires.
[xxxvi] Bien traitée, sur le mode ironique, par Alejo Carpentier dans le
roman La Harpe et l’ombre, la
question est aussi soulevée par Bougainville, qui ramène en France Aotourou le
Tahitien -de son plein gré-, lequel n’est guère regardé, de manière
superficielle et sotte, que comme une curiosité de salon.
[xxxvii] La Grèce étant sous domination musulmane, les humanistes doivent
renoncer à la visiter.
[xxxviii] Présenté par Roger Le Moine, L’Amérique
et les poètes français de la Renaissance, textes présentés et annotés,
Ottawa, éditions de l’Université
d’Ottawa, 1972
[xxxix] Thomas Gomez, L’Invention de l’Amérique, Rêve et réalités
de la Conquête, Paris, Aubier, 1992, p.117-122.
[xl] La rédaction en commence en
1504, et la version définitive est achevée en 1532.
[xli] Préface d’Italo Calvino au Roland
Furieux de l’Arioste, Paris,
Flammarion, 1982, “GF”, p.10
[xlii] Diaz del Castillo, qui a participé à la conquête de la
“Nouvelle-Espagne”, sollicite d’ailleurs l’anoblissement pour lui et ses
compagnons, arguant du fait qu’ils ont payé de leur personne pour
l’agrandissement du royaume d’Espagne.
[xliii] Ronsard, “Discours contre Fortune”, v. 368-396.
[xliv] François Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la
représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 2001, “Folio histoire”.
Nouvelle édition revue et augmentée.