Une certaine vision de l’Europe française
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S’interroger sur “la culture des voyageurs” peut sembler une gageure. N’y a-t-il pas là une forme oxymorique, une contradiction interne ? A partir de la Renaissance, mais surtout avec l’Aufklärung et les travaux de Kant, le mot “culture” commence en effet à désigner le système comportemental d’une société acquis au sein d’un cadre précis, sur un sol, dans un enracinement géographique impliqué d’ailleurs par l’étymologie du mot ? Comment alors envisager l’articulation de ce terme avec celui qui implique le déracinement et la rupture ? Comment le voyageur envisage-t-il ses rapports avec les autres cultures ? Son expérience induit-elle une transformation de ses repères culturels ? Se crée-t-il une culture dont le terreau serait le déplacement en lui-même? On peut aussi dans le cadre de cette problématique envisager les rapports complexes et contradictoires que le terme culture entretient avec la notion de civilisation, comme l’ont souligné Thomas Mann puis Norbert Elias. Le voyageur n’est-il pas plutôt celui qui sans cesse confronte sa part de civilisation à la sauvagerie présumée de l’autre, celui pour qui la symbolique d’une culture étrangère demeure inaccessible, toujours exotique et exogène ? Dans quelle mesure peut-on encore parler de “culture des voyageurs” ?
Le dix-huitième siècle est particulièrement sensible à ces
interrogations alors qu’il pose les fondements de l’anthropologie moderne. Les
grands auteurs, Rousseau, Diderot surtout essaient de reconsidérer l’ensemble
d’une problématique qui rejoint celle de la définition de la nature humaine.
Les minores, quant à eux, tournent
autour de cette même question essentielle mais ils l’abordent de façon plus
anecdotique ou plus pragmatique. Si à travers le voyage, ils sont amenés à
s’interroger sur leur culture, sur leur rapport à la civilisation, c’est en
s’appuyant sur des prémices philosophiques plus ou moins assurés, plus ou moins
contra-dictoires ainsi qu’en présentant des programmes simples et plaisants
pour leurs lecteurs. Leur travail n’en demeure pas moins symptomatique d’un
état de l’opinion partagé par nombre de leurs contemporains. Les études
d’ouvrages particuliers et méconnus se révèlent donc précieuses en vue d’une
meilleure analyse des mouvements de fonds qui ont modifié la conscience moderne
au cours du dix-huitième siècle.
Ainsi traitera-t-on du polygraphe Louis-Antoine Caraccioli dont
la position semble d’autant plus exemplaire qu’elle lui a apporté le succès et
qu’il l’a réitérée tout au long de sa longue carrière. Lorsqu’en 1776, il
publie son ouvrage Paris, le modèle des
nations étrangères ou l'Europe françoise par l'éditeur du pape Ganganelli[i] ,
il ignore encore à quel point sa formule l'Europe
françoise fera date. Le livre a du succès et son titre résume à merveille
l’impression qu’ont ses contemporains de voir les traits de la civilisation
française et la culture du pays dominer le continent. Caraccioli est un
publiciste et un voyageur ; il a donc toutes les raisons de choisir une
expression qui fait mouche tout en flattant son lecteur. Les historiens
spécialistes du dix-huitième siècle aimeront à reprendre cette expression
synthétique. Au cours des dix-neuvième et vingtième siècles, les histoires
littéraires ne citent bien souvent le polygraphe que pour ce titre[ii]
mais l’ouvrage en lui-même est tombé en désuétude et ne fait l’objet d’aucune
étude particulière. Son livre est devenu une coquille vide qui flotte encore de
ci de là sur les eaux de l’histoire tandis que son contenu semble avoir disparu
corps et bien.
Pourtant l’auteur (1719-1803) en son temps était un polygraphe
réputé et ses ouvrages méritent souvent d’être redécouverts, à titre informatif
autant et plus qu’esthétique. Après une formation oratorienne, très poussée
puisqu’il devint enseignant dans les meilleurs collèges de l’ordre, il se mit à
voyager, d’abord en Italie, pays d’origine de sa famille paternelle puis en
Europe Centrale, en Pologne et même en Hollande. Il exerça la tâche de
précepteur auprès d’un fils de famille de magnats polonais, Seweryn Rzewuski
qu’il accompagna dans son Grand Tour. Ses voyages les plus importants cessèrent
vers 1763, où il revint en France et s’installa comme polygraphe. Ses premières
oeuvres traitaient essentiellement de théologie[iii],
mais très vite il diversifia sa production et s’ouvrit aux analyses politiques
ou historiques rédigées à partir de ses voyages[iv]
ainsi qu’aux textes satiriques qui rendaient compte avec impertinence des travers
sociaux de son temps[v].
Habile biographe, il produisit également des monographies et s’attacha enfin à
rédiger des textes épistolaires qui se voulaient un semblant de conversation
écrite fondée sur le coq-à-l’âne et la digression[vi].
L’ensemble de son oeuvre fut marquée par une nette évolution vers une idéologie
reprenant de plus en plus les options modérées des Lumières. C’est dans ce
cadre favorable aux idées nouvelles que s’inscrit, semble-t-il, son
enthousiasme pour la diffusion de la culture française.
C’est essentiellement au travers d’une littérature souriante et
circonstanciée que Caraccioli va s’interroger sur l’extension de la
civilisation française à l’ensemble de l’Europe. Lui qui a sillonné une partie
des routes du continent durant près d’une décennie est à même de mesurer cette
influence grandissante, d’en dégager l’importance, d’en comprendre les
mécanismes et d’en mesurer les enjeux. L'Europe
françoise est l’ouvrage essentiel de Caraccioli sur ce thème mais comme
dans toute œuvre pléthorique, d’autres textes annoncent ou reprennent ce centre
d’intérêt. Le Voyage de la Raison en
Europe[vii],
les Lettres récréatives et morales[viii],
les Entretiens du Palais-Royal[ix] en
particulier constituent des compléments essentiels à la vision que Caraccioli développe
au sujet de la diffusion culturelle française. Les textes se répondent et se
complètent dans une logique interne certaine et l’on mesure mieux ainsi la
cohérence des jugements de l’auteur.
Plan et
logique de l’ouvrage
La publication de l’ouvrage Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise intervient au moment
où Louis-Antoine Caraccioli se trouve au sommet de sa petite gloire. Il
n’hésite pas d’ailleurs à rappeler son récent succès en se présentant dans le
titre de son ouvrage comme l'éditeur du
pape Ganganelli. Le nouveau livre semble s’éloigner des préoccupations du
précédent, centré sur l’Italie et sur la présentation aisée, par lettres brèves
au ton plaisant, d’une religion souriante et ouverte à la modernité. L’écart
entre les ouvrages est cependant moins grand qu’il ne peut y paraître à une
première lecture. La forme de l'Europe
françoise n’est pas épistolaire ; elle est néanmoins constituée de
très brefs chapitres qui ne sont pas sans évoquer de courtes lettres que l’on
peut feuilleter au gré de ses curiosités. L’écrivain dans sa Préface insiste
sur cette volonté d’offrir une littérature distrayante et variée qui puisse
plaire au lecteur moderne en multipliant les points de vue.[x]
L’auteur soutient dans son texte que l’introduction généralisée
des mœurs françaises s’est révélée positive. Il adopte un ton modéré qui met en
valeur le rôle civilisateur de la France sans pour autant afficher un mépris
outrancier pour les nations étrangères.
“Cet ouvrage n’a pour objet que l’influence des
modes et des usages de Paris sur les Européens et que si l’on y loue de
préférence les français, ce n’est qu’à raison de leur élégance et de leur
aménité, sans donner la moindre atteinte au mérite réel des nations.”[xi]
Dès cette
profession de foi affichée au début de l’ouvrage, le lecteur peut percevoir
assez clairement les thèses du polygraphe. Ce qui semble remarquable pour
l’auteur, ce n’est pas que les français lui paraissent plus cultivés, posséder
“des mérites plus réels” mais bien qu’ils aient policé davantage et plus
tôt leurs mœurs. Ce à quoi Caraccioli se révèle particulièrement sensible,
c’est en fin de compte au phénomène de civilisation des mœurs, lié à la
structure curiale dont Norbert Elias a montré à quel point elle se poursuivait encore
et s’achevait au cours du dix-huitième siècle, imposée par un modèle
sociologique essentiellement français, celui de la monarchie absolue.[xii]
L’auteur part d’un tableau de
l’Etat de l’Europe au commencement du dernier siècle avant de montrer au
chapitre suivant Comment l’Europe a
changé. Le livre ensuite tente essentiellement et avec beaucoup de
pertinence de dégager les raisons de cette évolution. Il en distingue de
plusieurs sortes dans une vision tout à fait novatrice ; il cite en
premier lieu les facteurs économiques et sociaux -“Du Commerce”, “De la Politique”, “Luxe”- qui ont favorisé les
échanges intra-européens, puis décrit les modes de transmissions culturelles -“Voyage”, “Esprit Philosophique”, “Esprit de
Société”, “Lectures”- qui en
découlent avant de dégager la spécificité des nouvelles institutions
civilisatrices -“Spectacles”,
“Ouvrages Périodiques”, “Chansons”, “Cafés”, “Jeux”, “Académies”-. Au
descriptif se mêle ainsi l’analytique et le constat se double d’un projet et
d’un jugement.
Car Caraccioli, qui est un biographe averti et un homme
profondément influencé par les évolutions de l’historiographie notamment chez
Voltaire[xiii]
ne peut et ne veut se limiter à un simple constat ; il cherche à mesurer
les causes et les effets de ce qui lui semble une révolution fondamentale dans
le cours de l’histoire européenne. Pour insister sur ces radicales
modifications, l’auteur ouvre son ouvrage sur un tableau contrasté des diverses
périodes historiques de l’Europe, on l’a dit. Le polygraphe, qui s’était déjà
interrogé sur ce thème au tout début de sa carrière, dans son premier texte
intitulé Dialogue entre le siècle de
Louis XIV et le siècle de Louis XV[xiv],
gardait alors une grande déférence pour le siècle classique même s’il exprimait
déjà un espoir de progrès. Dans L’Europe
Française, son choix pour la modernité semble s’être radicalisé. Effet du
temps, des idéologies régnantes notamment autour du progrès, découverte au
cours de ses voyages d’une Europe différente, soumise parfois à des pratiques
encore très médiévales, de nombreux éléments peuvent expliquer l’évolution de
l’auteur. Pour lui, l’Europe du “siècle
dernier” est encore “un chaos” qui
s’oppose au “monde policé”[xv]
à venir. La science est limitée ainsi que le commerce, les modes de la Renaissance
sont ridicules, les femmes sont mal traitées, le goût du duel est une
aberration fondée sur un honneur ridicule.
En bref, “l’Europe ressemblait à ces
nuits sombres où l’on ne découvre que quelques étoiles presque imperceptibles,
au milieu d’un Ciel nuageux.”
Mutations
en Europe : rôle des voyages et spécificités françaises
Mais la culture ou plutôt la civilisation va se répandre,
essentiellement par l’intermédiaire des voyages et de toutes les activités qui rendent
le transport indispensable. Les échanges diplomatiques et commerciaux, la
multiplication des voyages privés et éducatifs, tout cela va contribuer à la
domination de la culture française selon Caraccioli. Dans un texte typique de
l’idéologie physiocrate[xvi]
qu’il fait sienne, l’auteur fait l’éloge du commerce et de ses vertus
civilisatrices :
“Rien ne répand l’homme dans toutes les régions
du monde comme le commerce. De son cabinet, le Négociant s’entretient avec tous
les peuples de l’Univers, donnant ordre à ses lettres d’aller tantôt en Asie,
tantôt en Amérique, manifester ses volontés [...] C’est par la voie du Commerce
que l’on circule, que l’agréable se trouve joint à l’utile, que le monde
s’enrichit et que la France fit connaître dans tous les pays ses modes, ses
gentillesses, son industrie.”[xvii]
Le
commerce, permis par une diplomatie “de
vérité” (sic !), a répandu, à partir du règne de Louis XIV une
nouvelle vision de la France. Les voyages, en expansion grâce à une
infrastructure mieux organisée, développent l’éducation de chacun ; les
pères doivent accompagner leurs enfants dans ce qui constitue une expérience
fondamentale de la vie aux yeux du polygraphe. Ce qui est vrai sur un plan
individuel l’est aussi pour les nations. Seuls les états qui s’ouvrent,
fréquentent les nations étrangères, les accueillent peuvent s’intégrer au
mouvement universel. C’est pourquoi Caraccioli glisse avec lyrisme une
prosopopée de Paris invitant les peuples étrangers à la découvrir.[xviii]
A l’inverse, il critique longuement la Chine, bien trop fermée sur elle-même ;
forteresse qui malgré la richesse de sa civilisation se sclérose à ne pas la
confronter avec celle d’autrui :
“Peuple chinois, souvent je m’occupe de votre
industrie, souvent je réfléchis sur la sagesse de vos lois, souvent je vous
admire ; mais pourquoi fermer votre Empire aux différentes Nations qui
voudraient vous visiter ? [...] Un peuple n’est jamais bien merveilleux,
lorsqu’il reste isolé. Il faut nécessairement qu’il se répande chez ses voisins,
ou qu’on se répande chez lui, s’il veut s’instruire et se manièrer.”[xix]
Ainsi, le
voyage s’avère-t-il nécessaire au développement des nations. La France a su
jouer sa carte dans cette inflation des échanges. Le prestige politique et
militaire joint au dynamisme économique ont fait de la France un modèle qui a
transmis un nouvel art de vivre où la munificence a cédé la place au luxe et au
confort. Cette évolution que les historiens d’aujourd’hui et de nombreux
philosophes contemporains de Louis-Antoine Caraccioli accordent à l’Angleterre,
l’essayiste, très anglophobe, ne veut l’associer qu’au modèle français :
“Les Européens pour donner tout au faste ne
donnaient rien aux commodités de la vie. On voyait dans leur manière de
dépenser, les contrastes les plus révoltants. On négligeait les besoins pour
satisfaire aux superfluités et au lieu d’évaluer les choses et de les
proportionner, on savait perdre et on ne savait pas dépenser [...] Si l’on
entend par le luxe cette somptuosité massive qui ne fait qu’azurer et dorer et dépenser
avec profusion, les Européens ne doivent pas aux Français la gloire d’avoir
réussi dans cette partie, si au contraire il est question d’agrément, de
gentillesses, de commodités et même de magnificence, ils en sont redevables et
aux Parisiens et aux Lyonnais.”[xx]
De la
civilité à la civilisation : modes de transmission d’une nouvelle
sociabilité
Ainsi, de cette nouvelle civilisation apportée par la France qui
favorise la vie privée vont se dégager des goûts, des mœurs raffinées et des
moyens de transmission inédits. Ceux-là sont très bien perçus par
Caraccioli : persuadé, à juste titre semble-t-il[xxi],
que les modes de lecture et d’apprentissage se sont considérablement modifiés,
qu’ils se doivent d’être plus légers et amusants, il est particulièrement attentif
aux formes annexes de la littérature. Les brochures par leur maniabilité, leur
brièveté, le ton souvent badin qui y règne sont les premières de ces nouveaux
modes de transmission des normes culturelles dont la France est porteuse :
“Les mauvaises brochures comme les bonnes
ont également contribué à répandre l’esprit des français chez les différents
peuples.”[xxii] Aux brochures s’ajoutent les
périodiques et le monde journalistique, pourtant encore très attaqué à cette
date, surtout par les Philosophes de l’Encyclopédie
qui affichent un certain mépris pour ces professionnels de la plume dont
ils sont pourtant aussi l’expression. Pour notre polygraphe, en revanche, le
périodique “dans un dessein très utile et
très agréable”[xxiii]
résume le contenu d’ouvrages dont le nombre croissant empêche une
lecture exhaustive. Il a surtout permis par sa distribution aisée de répandre
sur un mode souriant la culture française dans l’ensemble de l’Europe et
d’établir des échanges internationaux que la limitation des capacités à voyager
aurait rendu impossibles :
“Quiconque ne lit ni les Gazettes, ni les
Journaux, peut se regarder comme étranger au monde politique et
littéraire ; celui au contraire qui les voit assidûment, est présent à
tous les événements, vit dans tous les pays, fréquente toutes les Nations,
converse avec tous les Auteurs...”[xxiv].
L’édition
française est aussi un modèle qui exercerait sa suprématie sur l’ensemble des
pays européens. Les grandes sommes épistémologiques du temps sont
françaises : pour Caraccioli, malgré les divergences idéologiques qui le
séparent de celles-ci, force est de reconnaître que Buffon et son Histoire Naturelle ainsi que le Dictionnaire Encyclopédique ont transmis
l’essentiel du savoir à l’ensemble du continent européen.[xxv]
Enfin, le réseau des Académies assure un échange intellectuel permanent et même
si le rôle de la France n’est pas ici aussi prépondérant que dans celui des
modes, il s’inscrit dans une unité qui fait l’admiration de l’auteur :
“Réfléchissons un moment
sur cette douce et brillante harmonie qui règne entre toutes les Académies de
l’Europe et qui n’en fait pour ainsi dire qu’une seule et même famille.
L’esprit aime à se représenter des spectacles qui consistent dans une
communication de talents et d’idées et dont il résulte un ensemble qui étonne
et qui ravit. On a raison de dire que les sciences sont un genre de commerce
qui plus qu’aucun autre, lie toutes les Nations.”[xxvi]
Les Arts,
jusqu’aux plus pratiques comme ceux de la gravure mais aussi de la chirurgie ou
de la médecine se sont transmis au continent grâce aux voyages des praticiens
français : “Leur émigration est un
nouveau moyen de répandre et de perpétuer le génie français.”[xxvii]
Enfin, cette expansion culturelle et intellectuelle réussit car
elle est toujours liée à la joie, aux amusements, à la douceur de vivre. Ainsi
des cafés, lieux attirants car ils symbolisent la matrice même de la
constitution d’une nouvelle culture[xxviii].
Lieu de rencontre, premier espace public où se met à émerger une pensée, le
café allie la convivialité des mondes privés à l’ouverture des univers publics.
Il reçoit tous les neveux de Rameau, accueille les voyageurs qui découvrent le
monde qu’ils traversent et introduit à tous les plaisirs d’une nouvelle
sociabilité, bien plus enrichissante que le fait de “se tenir claquemuré dans
sa maison.”[xxix].
Certes l’excès peut en être dangereux, mais sa fréquentation est avant tout un
moyen de confronter ses idées et de découvrir les modes et usages.
“Le Dictionnaire Encyclopédique les qualifie de manufactures
d’esprit, tant bonnes que mauvaises et il faut avouer qu’ils furent souvent des
lieux d’escrime pour les Auteurs. On se rappelle encore combien les cafés qui
avoisinaient la Comédie Française étaient fréquentés, lorsque certains
écrivains à la mode, y tenaient école de Politique, de Littérature et de
Philosophie. Il en existe encore de cette espèce.”[xxx]
La
culture transmise ne se limite donc pas à des éléments intellectuels ;
elle implique des modes de vie, des mœurs où le plaisir s’allie à la douceur :
les chansons transmettent “une gaieté
naïve”, le théâtre français se répand partout car on y trouve là aussi “une naïveté qui charme, une critique qui
intéresse, une finesse qui perce.”[xxxi]
Les promenades dans les jardins publics se répandent depuis Paris sur
toute l’Europe ; le goût pour des repas moins lourds et plus raffinés a
été transmis. C’est globalement tout un monde d’enjouement que Paris donne à
voir. Le tableau de l’animation des Boulevards “forme un spectacle qui ne
coûte rien et ces différentes scènes (n’en doutons pas) affectent vivement
l’Etranger qui les voit. Il commence par les admirer et de retour dans sa
patrie, il en parle de manière à faire naître le désir de les renouveler.”[xxxii]
La mode, les jeux, l’élégance dans le vêtement, l’allure, les
propos, les plaisirs, un doux équilibre entre contraintes et libertés forment
une douceur de vivre que les étrangers viennent acquérir à Paris, car sous la
plume de Caraccioli, la France se limite le plus souvent aux mœurs parisiennes
et à leur goût pour la nouveauté. Ce qu’on lui envie et que l’on cherche à
imiter c’est sa légèreté et “cette
liberté française qui se joue de l’infortune.”
“Jamais, le français n’aurait francisé les
Nations, s’il eût été l’esclave de la coutume et du préjugé ; mais s’élevant
au-dessus de je ne sais combien d’anciens usages, il en fait de nouveaux, se
jouant de l’étiquette et de la dépendance.”[xxxiii]
L’auteur de littérature apologétique semble ici bien loin ;
en réalité cette exaltation des mœurs françaises se situe dans un cadre
conceptuel cohérent par sa modération et ses soubassements idéologiques. D’une
part, les outrances sont condamnées : les petits-maîtres sont rejetés pour
leur inconsistance même si Louis-Antoine Caraccioli voit en eux les inévitables
excès qui accompagnent tout grand changement : “Tout sert au besoin. Il
fallait leurs caprices, leurs minauderies, leur jargon pour introduire
l’aménité.”[xxxiv]
D’autre part, la gaieté et l’accord au monde sont des attitudes
profondément chrétiennes :
“Il me semble qu’en imitant la Nature qui
diversifie continuellement ses spectacles et ses productions, on participe
davantage à l’harmonie de l’univers et l’on entre dans l’ordre que la
Providence a sagement établie.”[xxxv]
Ainsi, le
projet de Caraccioli est-il plus cohérent qu’il n’y paraît au terme d’une
première lecture. Malgré quelques textes initiaux très influencés par le
jansénisme de ses maîtres oratoriens, l’ensemble de l’œuvre apologétique de
l’écrivain se veut une réhabilitation des plaisirs innocents et délicats que
peut offrir le monde. Il s’agit de présenter désormais à ses lecteurs une
vision souriante de la religion chrétienne qui puisse s’accorder avec les
nouvelles exigences de bonheur. Plusieurs traditions s’entrecroisent pour
permettre cette conjonction de l’idéal chrétien et des plaisirs mondains. Cette
vision est d’abord largement inspirée de la tradition des mirabilia dans
lesquels la puissance divine se manifeste à travers la magnificence de sa Création.
Ce courant qui insiste sur la nature comme preuve de l’existence de Dieu est
aussi très largement représenté dans l’apologétique de la fin du dix-septième
et du dix-huitième siècles. Fénelon, avec son Existence de Dieu tirée de la connaissance de la Nature[xxxvi],
a servi de précurseur à un courant dont le plus important vulgarisateur au
siècle suivant est l’abbé Pluche. Son
Spectacle de la Nature est un immense succès et Caraccioli ne cesse de
proclamer son admiration pour lui. Il s’inspire enfin de Malebranche, qui
conçoit le monde matériel comme prolongement de la puissance divine. Ainsi,
appréhender la nature dans sa diversité géographique, humaine et sociale permet
de transmettre le meilleur des mœurs spécifiques à la culture française et de
s’enrichir au contact d’autrui. En célébrant la diversité des peuples et du
monde, en devenant une sorte de trait d’union entre eux, loin de contrevenir à
l’ordre divin, l’homme lui rend au contraire le plus bel hommage qui soit.
Ailleurs, l’auteur écrit : “Il est
bon de voir le monde avant que d’en sortir : ainsi profitez de votre
vigueur et du temps pour satisfaire votre esprit et vos yeux.”[xxxvii]
C’est pourquoi malgré le titre de l’ouvrage et le projet qui
l’inspire, Caraccioli ne tombe pas dans un nationalisme outrancier. On peut
bien sûr lui reprocher une vision qui place la France au sommet de la
hiérarchie culturelle. En particulier, dans une sorte de vulgarisation rapide
des thèses que Montesquieu a exprimées dans ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des
Romains publiées en 1734. Cet homme dont il refuse de prendre en compte
l’athéisme le fascine par les liens qu’il a établis entre géographie,
évolutions politiques et mouvements des civilisations, mais il en fait une
lecture très particulière et plutôt conservatrice. Dans le dix-huitième siècle
européen, Caraccioli voit l’instauration d’une civilisation française comme
autrefois ce fut celle de Rome qui s’imposa. Il le résume dans L‘Europe Française : “Jadis tout était romain, aujourd’hui tout était français.” Il réaffirme sa position dans un
texte ultérieur par l’intermédiaire de la voix d’un Indien francophile
impatient de découvrir Paris :
“Cela n’est pas étonnant
après tant d’échantillons qu’on nous a montré de son élégance et de sa
supériorité sur tous les pays du monde. Comme les Romains seraient piqués s‘ils
venaient à renaître ! Ils verraient avec une espèce de fureur, eux qui
furent si fiers et si grands que Paris a pris dans l’Univers le rang
qu’occupait autrefois leur métropole.”[xxxviii]
Si la
France équivaut pour l’auteur à l’empire romain ce n’est bien sûr pas dans sa
domination politique mais dans le magistère culturel qu’elle exerce sur le
reste de l’Europe. Le fait est d’ailleurs incontestable même si les analyses du
polygraphe sont parfois un peu maladroites ou naïves et surtout ne prennent pas
suffisamment en compte les conditions socio-économiques de cette domination.
Pour autant, certaines des analyses proposées sont tout à fait
passionnantes. Ce que Caraccioli admire dans l’esprit français, c’est sa
capacité à rompre avec les traditions et les coutumes qui empêchent tout
progrès et nient ce qui constitue, depuis que Jean-Jacques l’a affirmé, une des
caractéristiques de l’homme, sa perfectibilité.[xxxix]
C’est vrai dans les domaines fondamentaux de la pensée comme dans les petits
détails qui font les délices de la vie quotidienne. Ainsi, la France a-t-elle
donné à son continent “les deux plus grands philosophes qui aient
existé, Descartes et Malebranche” et
“L’Europe leur doit le renouvellement de
la philosophie.” Toute la philosophie moderne découle de
ce socle puisque “personne n’ignore que sans Descartes, on
n’eût jamais vu paraître Newton.”[xl]
De cette philosophie qui, selon l’analyse de Caraccioli, a rendu
à l’homme une place centrale dans la Création est née une prise de possession
du monde fondée sur l’énergie et l’optimisme. Face à ce sens de la joie, du
plaisir, les autres peuples peuvent même sembler fades. Caraccioli perd ainsi
son sens de la mesure lorsqu’il n’hésite pas à affirmer que les Anglais
réussissent moins bien en affaires que les Français[xli]
ou encore que seuls ces derniers savent ce que c’est que de se promener[xlii].
Mais ces éloges de la France au détriment de l’étranger sont finalement assez
rares ; l’auteur préfère plaider pour une union des peuples et n’affiche
pas de mépris outrancier même s’il utilise parfois le ton quelque peu
condescendant de ceux qui sont persuadés d’être des précurseurs.
Certes il insiste bien sur ces multiples apports de la France
mais sait aussi prendre du recul, voire se moquer des travers de ses
compatriotes. Les modes sont une source d’enrichissement pour les commerçants
français[xliii]
mais elles peuvent devenir un véritable esclavage. Les petits-maîtres,
spécialité française qui s’est répandu dans l’Europe en a affiné les mœurs mais
parfois jusqu’au ridicule : leur influence peut tourner au despotisme.
“Le fanatisme des modes est
de son ouvrage [celle de l’opinion], comme
celui des Sectes le fruit de ses leçons [...]
L’opinion de ceux qui ont la réputation, devenant insensiblement l’opinion
générale. Alors, ils donnent le ton à leur siècle, à leur pays, souvent même
une seule voix suffit pour faire adopter les choses les moins vraisemblables et
les plus ridicules.”[xliv]
L’auteur reprend ici les échos atténués d’autres
dénonciations plus vives et plus mordantes qu’on trouve dans ses petits textes
moralistes[xlv]
et qui ont pour but de dénoncer la société des petits-maîtres français. Souvent
des étrangers, charmante noble polonaise ou honnête bourgeoise allemande,
répondent alors à ces nouveaux précieux en mettant dans leur conversation une
dose de bon sens qui fait trop souvent défaut aux français. Dans d’autres
textes, ceux-ci se voient parfois même dépréciés[xlvi].
Ainsi, l’exaltation des mœurs françaises ne s’accompagne pas nécessairement
chez Caraccioli d’une dépréciation systématique des coutumes étrangères. L’auteur
l’affirmait, on l’a vu, dès sa Préface. De
plus, il sait distinguer les traits collectifs d’une nation d’avec les génies
particuliers qui peuvent naître ou s‘épanouir en toutes circonstances :
“Il n’y a point de Nation qui n’ait produit des
hommes de génie et chez les Peuples même les plus grossiers, on remarque des
esprits qui s’élancent de leur sphère pour se porter avec impétuosité vers ce
qu’il y a de plus profond et ce qu’il y a de plus relevé ; car tel est le
caractère du Génie, il rompt tout ce qui lui fait obstacle et il plane dans les
cieux.”[xlvii]
Enfin, il
reconnaît à chaque peuple des caractères intrinsèques et positifs qu’il
faudrait conjuguer avec ceux de la France. C’est chez lui un leitmotiv :
“Considérez les Nations et vous trouverez la raison
chez l’Allemand, le génie chez l’Italien, l’esprit chez l’Anglais, le bel
esprit chez le Français. Que ces quatre Peuples ne sont-ils fondus en un
seul ? on verrait l’utile mêlé avec l’agréable, le brillant avec le vrai,
le grand avec le simple.”[xlviii]
Cette
fusion n’est pas non plus perçue comme une confusion et malgré ces derniers
propos, d’autres textes montrent que
Caraccioli, dans une analyse qu’il faudrait mettre aussi bien en rapport
avec la pensée politique de Rousseau qu’avec le projet apologétique dégagé plus
haut, est attaché aux traits de mœurs nationaux et n’envisage pas une
uniformisation excessive. Il s’agirait plutôt de réunir des éléments
différents, de constituer une mosaïque de peuples où une pensée à la fois
éclairée et catholique servirait de ciment :
“J’aime à considérer ces nuances qui
caractérisent chaque Peuple et chaque personne ; elles sont imperceptibles
aux yeux de l’homme volage ou distrait mais elles se font apercevoir d’une
manière frappante par celui qui se donne la peine d’examiner. Il n’y a pas deux
choses qui se ressemblent, soit dans le physique, soit dans le moral. Le
Créateur a signalé sa puissance par une variété infinie ; chaque être,
tant spirituel que matériel porte un caractère distinctif qui n’est propre qu’à
lui-même.”[xlix]
Ainsi sur
le plan des états doit se dégager une sociabilité chrétienne correspondant à
celle qui peut régner entre les individus. Le dialogue des nations n’est que la
forme élaborée et étendue d’un échange intellectuel et personnel qui constitue la
base même de la civilisation[l]. Pour
Caraccioli, ce sont la France et l’Italie qui ont donné à l’Europe cet esprit de conversation et lui ont ainsi
permis de progresser, sur le plan intellectuel mais aussi diplomatique vers la
paix. On trouve sous la plume de l’auteur de L’Europe Française moins un projet d’hégémonie que de partage,
moins un désir de domination que d’échange culturel. Il s’agit alors de
permettre à chaque pays de donner à l’Europe toute entière le meilleur de ce
qui fait son génie propre en l’intégrant à une culture commune.
L’écrivain insiste d’ailleurs dans d’autres textes sur la
nécessité et la difficulté pour le voyageur de juger des nations avec
objectivité dans un souci de justice autant que de progrès personnel. Il écrit
à ce sujet un très beau texte liminaire à son Voyage de la Raison en Europe :
“Ne soyez d’aucun pays, d’aucun temps disait le
Chancelier Bacon et vous jugerez sainement de ce qu’on dira de votre esprit, de
vos coutumes et de vos mœurs, mais on veut être flatté. Peu d’hommes savent
être citoyens du monde, quand il s’agit de prononcer contre eux-mêmes et contre
les usages de leur propre pays. On souscrit volontiers au jugement qu’on porte
sur une nation voisine et l’on ne veut point reconnaître son propre portrait.”[li]
Auparavant,
il avait déjà évoqué la nécessité de se débarrasser des idées préconçues et le
plus souvent fausses qu’on peut véhiculer sur les pays étrangers :
“Le préjugé national[lii]
selon la remarque du Cardinal Bentivoglio est un second péché originel et le
préjugé personnel un péché d’habitude qu’on ne déracine que par la violence des
efforts.”[liii]
Malgré ce
que le titre de l’ouvrage étudié pouvait laisser présager, on ne peut donc pas
parler à son sujet d’une littérature de voyage qui serait fondée sur l’exotisme,
si l’on entend par là que l’exotisme est la perception d’une différence voire
d’une supériorité radicale selon la définition qu’en donne Jean-Marc Moura dans
La Littérature des Lointains : “La
littérature exotique se situe plus à l’échelle d’une culture (entendue comme
communauté de mœurs, d’usages, de pratiques symboliques) plutôt que d’une
nation.”[liv]
C’est peut-être l’une des raisons qui explique le choix d’une forme où
l’expérience du voyage ne devient pas relation et narration, mais est transformée
en discours philosophique voire épistémologique. A l’inverse de ce qui définit
le récit de voyage selon Louis Marin[lv],
c’est ici la géographie qui bascule dans l’histoire et le tableau analytique
qui prend la place de la succession topographique. L’universalisme s’inscrit
donc dans un mode de pensée qui lui convient et qui fait du voyage une sorte de
quasi herméneutique où l’anecdote disparaît au profit de l’interprétation
généralisante[lvi],
non plus un chemin de hasard mais un véritable itinéraire mental. Aussi,
lorsque Tsvetan Todorov affirme à l’inverse que toute littérature de voyage est
coloniale ou colonisante et qu’elle repose sur le mépris d’autrui et sur
l’exotisme, il eût fallu que sa remarque, pour être juste, fût replacée dans un
contexte générique plus précis.[lvii]
On pourrait bien sûr arguer du fait que Caraccioli se limite à
une vision de l’Europe et qu’il exclut donc les sphères exotiques de son
analyse, mais en réalité les confins du continent sont souvent encore perçus au
dix-huitième siècle comme des espaces de sauvagerie, extérieurs en tous cas à
la civilisation[lviii].
Dans aucun de ses textes, Caraccioli ne décrit la Pologne ou la Sicile qui sont
pourtant alors l’objet de multiples critiques et rejets comme lieux de
barbarie. Il perçoit les liens culturels établis puis renforcés comme
essentiels et s’il décrit quelques coutumes différentes, ce n’est jamais ou
presque pour les dévaloriser. L’acception descriptive est souvent préférée à
l’acception évaluative parce que l’écrivain intègre ses remarques à une
perception du monde où l’autre est aussi Création divine.
Certes, on trouve là une tendance classique et chrétienne
illustrée par les maîtres de Caraccioli que sont Pascal ou La Bruyère et pour
laquelle il parfois difficile de discerner nettement ethnocentrisme et
universalisme[lix].
Néanmoins, la perception de l’altérité ou de l’identité culturelle se trouve
modifiée par ce mode d’approche et les formes littéraires qu’il induit. Ainsi,
Caraccioli est-il persuadé, à l’inverse de nombre de ses contemporains qu’il
n’y a pas de différences essentielles dans la nature humaine. Aussi se
moque-t-il par l’intermédiaire de son Indien visitant la France de ceux qui
sont convaincus de posséder une supériorité naturelle. Ridicule est celui pour
qui “un sauvage, un indien, un hottentot, un lapon, un niquitien, un
français rassemblés dès leur naissance, et qu’on éleverait sans leur dire un
mot, le Français parlerait le premier. Il y aurait dans son corps tout un je ne sais quoi qui délierait ses
membres et ses organes, avant tous les autres.” A cette rodomontade,
l’indien ajoute ironiquement : “Voilà,
mon ami, comme il y a des avantageux qui font volontiers les honneurs de leur
nation.”[lx]
Même si Caraccioli refuse de juger les sociétés qu’il rencontre
sur les seuls critères culturels qui lui sont propres, on ne peut donc pour
autant affirmer qu’il est dans le relativisme absolu à la façon d’un Helvétius.
Pour lui, le divers n’est jamais que l’expression de l’Unique[lxi].
C’est donc son catholicisme, au sens étymologique du terme qui le pousse à
adopter une attitude qui se veut impartiale dans le jugement sur les sociétés
et les hommes qu’elles produisent.
C’est au seul prix de cette objectivité nécessaire que l’on
pourra créer une véritable unité des nations. Les accents que l’écrivain adopte
ne sont pas alors sans évoquer ceux de l’abbé de Saint-Pierre dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle[lxii].
Caraccioli va même plus loin puisqu’il considère déjà cette unité en voie de
réalisation, tout en profitant de l’occasion pour faire sa cour à Louis XV,
souverain qu’il a en réalité peu apprécié :
“La politique universelle ne tend maintenant
qu’à la paix et si les Cabinets des Princes ne sont plus des arsenaux où l’on
prépare des armes pour le combat, on a cette obligation à Louis-le-Bien-Aimé,
monarque vraiment pacifique et à plusieurs écrivains français qui avec beaucoup
d’adresse et d’esprit, jetèrent un ridicule éternel sur les guerres et sur les
guerroyants.”[lxiii]
Cette
dernière remarque correspond beaucoup plus que la première à une profonde
conviction de l’auteur. C’est à plusieurs reprises dans cet ouvrage et dans
d’autres qu’il revient sur l’idée que la progression vers une unité politique
ne peut s’appuyer que sur une transformation culturelle dont la philosophie
française a été la cause comme on l’a vu car “les mœurs s’adoucissent
quand l’esprit s’épure et la philosophie, lorsqu’elle se tient dans des justes
bornes[lxiv]
est une excellente leçon pour persuader l’amour de la paix.”[lxv] Ce sont alors les conquêtes ou
revendications des Lumières qui sont ici célébrées : “L’amour général qu’on a pour la paix, l’extinction de toutes les haines
qu’excitait la diversité des religions, la liberté des citoyens, le courage d’écrire
l’Histoire avec vérité, enfin l’insertion de la petite vérole”[lxvi] ont
contribué à l’ouverture d’une nouvelle ère européenne. La liste citée peut
sembler bien hétéroclite mais elle associe dans une même notion de progrès,
liberté politique et libération médicale. Moins soumis aux préjugés, les hommes
se libèrent aussi des vieilles puissances de la mort. Cela prouve à quel point
certains contemporains du dix-huitième siècle ont tout à fait mesuré ce que
leur époque avait de novateur et ce que leur culture apportait de radicalement
différent dans les modes de fonctionnement des sociétés et de vie des hommes.
Ainsi
Caraccioli s’appuie-t-il sur ses expériences de voyageur et ses analyses
concernant les vecteurs de propagation culturelle transnationaux pour dégager
d’une part le rôle essentiel de la France et d’autre part une philosophie
universelle. Il est tout à fait surprenant, au vu de que ce que l’histoire des
idées a trop longtemps enseigné, de constater qu’un auteur que les écrivains
des Lumières n’ont jamais reconnu pour l’un des leurs a largement repris à son compte une part de leur
héritage[lxvii].
Sans jamais penser renier son catholicisme, bien au contraire, Caraccioli,
apporte une pierre modeste mais très symbolique à l’édifice philosophique qui
veut faire de la France le vecteur privilégié de l’universalisme. Cette
construction idéologique, que les historiens ont coutume d’associer à la
Révolution et au Bonapartisme s’est mise en place dès avant ces dates ; L’Europe Française est en effet déjà le
reflet de cette idée que Paris ne peut qu’être le modèle des nations étrangères
puisqu’elle représente la quintessence des progrès de l’esprit humain. Au
travers des textes étudiés, plus qu’une culture des voyageurs, ce qu’on voit se
dégager, c’est une culture créée par le voyage et l’expérience humaine qui en
découle allant jusqu'à former un véritable système de pensée à défaut d’une
organisation actualisée. Le désir d’acculturation que reprend à son compte
Caraccioli se veut en fait la manifestation d’un désir de pacte social élargi
au continent dans l’œuvre de civilisation. Mais ce souhait, si louable soit-il,
n’est pas sans danger ni défaut. En 1802, Caraccioli, revenu de son silence des
années de Terreur rédige un dernier ouvrage intitulé cette fois-ci Paris, métropole de l’Univers[lxviii]
dans lequel il célèbre la figure du Premier Consul. Sans abuser d’une ironie
facile, on peut lire aisément dans ce titre et au travers du texte un
prolongement et une amplification des ambitions prérévolutionnaires de l’auteur
telles qu’il les avait exprimées dans L’Europe
Française. Mais ce qu’autrefois, il accordait au pouvoir de la culture et
des échanges, il en voit désormais la réalisation au travers de la puissance
politique et militaire. L’idéalisme est devenu un impérialisme.
Martine
Jacques
Centre
de Recherches sur la Littérature des Voyages
[i] Louis-Antoine
Caraccioli, Paris, le modèle des nations
étrangères ou l'Europe françoise par l'éditeur du pape Ganganelli, Turin, Paris,
Duchesne, 1776, in-8°, 362 p., rééd. Venise, Paris, 1777.
[ii] Plusieurs
auteurs attirent l’attention du lecteur sur cette formule. On peut citer parmi
les plus récents la remarquable utilisation qui en est faite dans L'Europe des Lumières. René Pomeau, L’Europe
des Lumières, Paris, Stock, 1991.
[iii] On peut
rappeler par exemple l’ouvrage d’apologétique combattante que constitue Le Cri
de la Vérité contre la séduction du Siècle, par l'auteur de la
Conversation avec soi-même, Paris, Nyon, 1765, in-8°, 366 p.
[iv] Pensons
notamment à La Pologne telle qu'elle a
été, telle qu'elle est, telle qu'elle sera, Paris, Liège, 1774, , in-8°,
330 p.
[v] Voir en
particulier Le Dictionnaire critique, pittoresque
et sentencieux propre à faire connoître les usages du Siècle ainsi que ses
bizarreries, par l'Auteur de la Conversation avec soi-même, Lyon, Duplain,
1768, 3 vol., in-8°, 302 p., 315 p., 298 p. L’ouvrage aborde d’ailleurs en de
brefs articles au ton piquant, les thèmes de la sociabilisation française à
l’échelle européenne.
[vi] Le plus connu
de ces recueils est celui des Lettres
intéressantes du pape Clément XIV (Ganganelli) traduite de l'italien et du
latin, Paris, Lottin, Lyon. Bruyset-Ponthus ; Rouen, Bénitier, 1776, 2
vol., in-8°, 410 p., 408 p., + Table des lettres avec leurs destinataires.
L’ouvrage apocryphe a fait l’objet d’une grande polémique littéraire et a valu
à son auteur un énorme succès dont attestent traductions et rééditions.
[vii] Louis-Antoine
Caraccioli, Le Voyage de la Raison en
Europe, Paris, 1772, in-8°, 2 vol., 387 p., 402 p.
[viii] Louis-Antoine
Caraccioli, Lettres récréatives et
morales sur les mœurs du temps à M. le Comte de ..., par l'Auteur de La
Conversation avec soi-même, Paris, Liège, Bruxelles, Bassompierre, Van der
Berghen, 1767, 4 vol., in-8°, 198 p., 225 p., 212 p., 203 p., rééd. 1768.
[ix] Louis-Antoine
Caraccioli, Les Entretiens du
Palais-Royal, Utrecht, Paris, Buisson, 1786, 2 vol., in-8, 295 p., 298 p.
[x] “Nos ouvrages doivent avoir l’éclat des fleurs et pousser
aussi vite qu’elle [...] Nos livres pour être agréables doivent ressembler à
notre siècle [...] J’ai entassé chapitre sur chapitre pour que mes lecteurs
n’aient le temps de s’ennuyer ; ce sont des pièces d’optique qui se
succèdent rapidement.” Louis-Antoine Caraccioli, Paris, le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit.,
Préface, p. VI à XII.
[xi] Ibid., p.VII.
[xii] Norbert Elias, La
Civilisation des mœurs, Paris, Pocket, 1973, “Agora”.
[xiii] Je me permets de renvoyer
sur ce sujet au chapitre que j’y ai consacrée dans ma thèse. Martine
Jacques, Louis-Antoine Caraccioli,
écrivain et voyageur, thèse soutenue à Paris IV-Sorbonne, 2000, t.I, p.
175-182.
[xiv] Louis-Antoine
Caraccioli, Dialogue entre le siècle de
Louis XIV et le siècle de Louis XV, La Haye, 1751, in-8°, 197 p., rééd.
1752.
[xv] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit.,
p.8.
[xvi] Voir à ce sujet P. Steiner, “La liberté du commerce : le marché
des grains” [in] Dix-huitième Siècle, n°26,
1994, p.201-219. A noter que les physiocrates, via le marquis de
Mirabeau sont également ceux qui ont développé l’emploi du mot “civilisation”
sur lequel nous sommes revenus dans notre introduction.
[xvii] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit., p.55.
[xviii] Ce thème de Paris, phare du monde apparaît donc assez tôt sous
la plume de Caraccioli. Il sera revivifié lors des événements révolutionnaires
de 1789.
[xix] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit,
p.143-145.
[xx] Ibid., p. 119-124.
[xxi] Voir à ce sujet
les travaux de Roger Chartier et notamment Lectures
et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Paris, Le Seuil, 1987.
[xxii] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit.,
p.163.
[xxiii] Ibid., p.224.
[xxiv] Ibid., p.228.
[xxv] “Le Dictionnaire
encyclopédique, malgré ses défauts,
mérite notre reconnaissance et notre admiration.” Ibid., p.197.
[xxvi] Ibid., p.284.
[xxvii] Ibid., p.281
[xxviii] Voir à ce sujet, Yves Jubinville, “Théâtre et cafés à Paris”
[in] Dix-Huitième Siècle, n°28, 1996, p.415-430.
[xxix] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit.,
p.250. Ce goût pour la sociabilité est typique d’une certaine tradition
chrétienne qui en fait un mérite en même temps qu’elle commence à s’articuler à
la pensée rousseauiste qui voit dans le rapport à autrui la base même de la
condition humaine moderne. Voir à ce sujet Tsvetan Todorov, La Vie commune, Paris, Le Seuil, 1995,
p.24-34.
[xxx] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit., p.
247-248.
[xxxi] Ibid., p.217.
[xxxii] Ibid., p.241.
[xxxiii] Ibid., p.273.
[xxxiv] Ibid., p.329.
[xxxv] Ibid., p.264.
[xxxvi] Abbé Noël-Antoine Pluche, Le
Spectacle de la Nature ou Entretiens sur l’histoire naturelle et les sciences ,1732-1742,
9 vol.
[xxxvii] Louis-Antoine
Caraccioli, Lettres récréatives et morales
sur les mœurs du temps à M. le Comte de ..., par l'Auteur de La Conversation
avec soi-même, Paris, Liège, Bruxelles, Bassompierre, Van der Berghen,
1767, 4 vol., in-8°, 198 p., 225 p., 212 p., 203 p., rééd. 1768, t.I, p.136.
[xxxviii] Louis-Antoine
Caraccioli, Lettres d'un indien à Paris à
son ami Glazir sur les mœurs françoises et sur les bizarreries du tems par l'auteur des Lettres récréatives et
morales, Amsterdam, Paris, Briand, 1789, 2 vol., in-8°, 412 p., 397 p.,
t.1, p.96
[xxxix] “La coutume, par là, nous aurions
ressemblé aux hirondelles qui d’âge en âge, maçonnèrent toujours également leur
nid.” Louis-Antoine Caraccioli,
Paris, le modèle des nations étrangères
ou l'Europe françoise, op.cit., p.41
[xl] Ibid., p.71-72.
[xli] Les commerçants français “ont plutôt subjugué les étrangers qu’un
Anglais n’a parlé.” Ibid., p.53.
[xlii] “Les
Boulevards qu’il vit remplis le persuadèrent qu’on ne pouvait trop multiplier
les promenades chez la seule nation qui en fait usage ; car les Anglais
courent, les Allemands marchent, les Italiens se font traîner, mais les
français se promènent si l’on entend par cet exercice le plaisir de s’épanouir
et de converser.” Louis-Antoine Caraccioli, Le Voyage de la Raison en Europe. Rééd.
[in] Voyages imaginaires, songes, visions
et romans cabalistiques, Amsterdam - Paris, Serpente, 1778, in-4°, p.161.
[xliii] “Ces modes, si ridicules en apparence,
l’étaient beaucoup plus pour l’étranger, qui les paie fort cher, que pour le
Parisien, qui en fait une branche du commerce.” Ibid., p. 170.
[xliv] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit.,
p.344-347.
[xlv] Voir à ce sujet, notre article : Martine Jacques, “Le Livre de Quatre Couleurs et Le Livre à la mode de Louis-Antoine
Caraccioli : spectre social et écriture prismatique.” [in] Interfaces, n°9, 1996, p. 85-106.
[xlvi] “C’est
la futilité même de bien des Français de vingt deux ou vingt trois ans :
au lieu qu’à cet âge on est déjà mûr en Angleterre, en Allemagne et même en
Italie, malgré la chaleur du climat. Aussi les petits-maîtres y sont assez
rares ; on y trouve du savoir et non du bel esprit, du maintien et non des
airs ; des pensées et non des tons.” Louis-Antoine de Caraccioli, Le Voyage de la Raison en Europe, op.cit.,
p. 170.
[xlvii] Ibid., p.200.
[xlviii] Louis-Antoine
de Caraccioli, Lettres récréatives et
morales sur les mœurs du temps à M. le Comte de ..., op.cit., t.I, p.24.
[xlix] Ibid., p.136.
[l] Voir à ce sujet
la très intéressante préface de Marc Fumaroli à L'Art de la conversation. Marc
Fumaroli, “Préface” [in] L’Art de
la conversation. Anthologie éditée par. Jacqueline Hellgouarc'h, Paris,
Dunod,1997, “Classiques Garnier”.
[li] Louis-Antoine
Caraccioli, Le Voyage de la Raison en
Europe, op.cit., Préface.
[lii] A noter qu’on retrouve également cette expression sous la plume
de Jean-Jacques Rousseau dans la célèbre note X du Discours sur l’origine de l’inégalité.
[liii] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit., p.138.
[liv] Jean-Marc Moura, La
Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris,
Champion, 1998, p.37.
[lv] Louis Marin, Utopiques.
Jeux d’espace, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p.64-65.
[lvi] C’est là certainement
une trace de l’influence chrétienne en général et de Fénelon en particulier
dans son Télémaque pour lequel
Caraccioli a toujours professé une grande admiration. L’un de ses plus grands
succès de librairie ne s’intitule-t-il pas Le
Véritable Mentor ou l'éducation de la noblesse, par le Marquis Caraccioli,
Colonel au service du Roi de Pologne, Electeur de Saxe, Liège,
Bassompierre, 1759, in-8°, 301 p. Rééd. : 1761,1762,1765,1767.
[lvii] Voir sur ce point : Tsvetan Todorov, Les Morales de l’histoire, Paris, Grasset, 1991. Chap. VI , p.95-108.
[lviii] Voir à ce sujet la polémique entre Rousseau et Voltaire sur
l’action civilisatrice ou non de Pierre Ier en Russie.
[lix] Voir à ce sujet : Tsvetan Todorov, Nous et les autres, Paris, Le Seuil, 1989, p.19 sq.
[lx] Louis-Antoine
Caraccioli, Lettres d'un indien à Paris à
son ami Glazir, op.cit.,
p.52.
[lxi] On peut évidemment rapprocher cette modeste position de la
pensée d’un de nos plus grands philosophes contemporains, à savoir “L’altérité comme véritable expression de la
transcendance.” [in]
Emmanuel Levinas, Altérité et
Transcendance, Saint Clément-La-Rivière, Fata Morgana, 1995, p.107.
[lxii] C. Castel de
Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix
perpétuelle, Paris, 1981. édition établie par Simone Goyard-Fabre. On peut aussi
penser aux projets à venir des Idéologues, Condorcet et Destutt de Tracy.
[lxiii] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit.,
p.65. On aurait tort de croire ici que la remarque vaut uniquement pour Voltaire.
L’allusion à Candide en particulier
est très claire mais les références de Caraccioli sont aussi et surtout
Fénelon, La Bruyère ainsi que la pensée chrétienne sociale du dix-septième
siècle.
[lxiv] Cette remarque concerne évidemment le respect de la religion car
si Caraccioli apprécie les plaidoyers contre la guerre, il est en revanche
persuadé que l’athéisme est un ferment de discorde incontestable puisqu’il
déshumanise les êtres et rend caduques toutes les règles de vie sociale.
[lxv] Louis-Antoine Caraccioli, Paris,
le modèle des nations étrangères ou l'Europe françoise, op.cit.,
p.66.
[lxvi] Ibid. A noter qu’ici l’anglophobie de Caraccioli
transparaît encore en même temps qu’elle s’atténue puisque l’auteur reconnaît
bien que “la tolérance civile et
l’inoculation viennent des anglais” mais pour aussitôt ajouter “ce sont les français qui les ont rendus
attrayants.” (sic).
[lxvii] Voir Gianluigi Goggi, “Diderot et le concept de civilisation”
[in] Dix-huitième Siècle, n°29, 1997,
p.353-373.
[lxviii] Paris, métropole de l’Univers par le marquis Caraccioli,
Colonel au service du Roi de Pologne,
Electeur de Saxe, Paris, Le
Normant, An X, 1802, in-8°, 402 p.