Les villes d'Europe centrale

vues par les voyageurs français dans

la deuxième moitié du XVIIIe siècle :

le cas de la Hongrie

 

Lajos Kover & Géza Szasz

 

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Après la fin de l'occupation turque et la naissance d'un véritable contexte politique européen, les Occidentaux commencent à porter un réel intérêt à l'Europe centrale. Cet intérêt se traduit par le nombre croissant des voyages -qui sera encore plus élevé au dix-neuvième siècle- et des récits qui en sont faits. Si ces voyages obéissent à des motivations diverses -mission diplomatique ou militaire, exil volontaire ou forcé, etc.-, tous les voyageurs se heurtent aux réalités de cette partie du continent européen. Parmi ces réalités n'échappe jamais celle des villes ou de leur manque, centres de civilisation et d'économie en Occident et étapes presque obligatoires du voyage. En Europe centrale, la Hongrie, libérée et annexée à l'Autriche, présente à ce point des caractères qui méritent d'être mentionnés. Concernant la Hongrie du dix-huitième siècle telle qu’elle est vue par des voyageurs français, nous nous réfèrerons à trois types de sources. Nous présenterons d’abord les notes et les rapports français sur la Hongrie du dix-huitième siècle et nous nous intéresserons plus particulièrement à la description du marquis de l’Hôpital. Nous porterons ensuite notre attention sur les lettres de Charles Marie d’Yrumberry de Salaberry. Nous traiterons enfin des témoignages des prisonniers de guerre français ayant décrit leur vie quotidienne dans le Royaume de Hongrie.

 

 

Les notes et les rapports français sur la Hongrie au dix-huitième siècle

En 1963, l’Institut Imre Nagy des Sciences Politiques de Bruxelles a publié sous la direction de Károly Kecskeméti, un recueil de textes français sur la Hongrie du dix-huitième siècle, tout particulièrement sur le règne de Marie-Thérèse et de Joseph II. Dans ce recueil figure un témoignage très intéressant intitulé : Idée de la Hongrie ou mémoire sur la situation de ce pays.” La première partie de ce rapport consiste en une description des conditions géographiques, économiques et politiques de la Hongrie[i]. Selon l’auteur :

 

[…] il n’y a peut-être pas de Royaume plus pauvre en Europe et j’ose assurer qu’il n’y en a point de plus propre à devenir riche. Il produit de tout avec abondance, sa situation pour le commerce est belle. Le Danube traverse dans toute sa longueur, et dans sa largeur il est occupé par quatre grosses rivières navigables presque à leur source ; l’air en général y est sain et rien n’en plus aisé que de la purifier dans les lieux où il ne l’est pas ; quelques canaux qui ne seroient point fort chers feroient écouler les eaux qui croupissent dans ses plaines immenses dont les éxalaisons infectent l’air. Ainsi il serait très facile de le rendre peuplé et conséquemment d’en faire un des plus beaux pays du monde.[ii]

 

La seconde partie revêt la forme d’un voyage en Hongrie, de Vienne -donc la capitale de l'Empire- jusqu’à Bártfa, située en Haute-Hongrie -aujourd'hui en Slovaquie-. Cette partie -il s’agit de la relation du voyage du Marquis de l’Hôpital, ambassadeur de France en Russie- nous donne un tableau réaliste et précis de l’état de la Hongrie au milieu du dix-huitième siècle. L’auteur présente une image plastique de son voyage de Kilsey jusqu’à Eperjes.[iii]

À Kilsey se trouve la maison de chasse du Prince Esterhasi, située à l’entrée de la Hongrie, après Vienne, sur la rive droite du Danube. Le voyageur ne manque pas de noter que ce prince :

 

jouit depuis 1740 de presque tous les droits de la souverraineté, il a des troupes à sa solde et moyenant un homage est maître absolu dans ses terres.[iv]

 

De Kilsey, il pose son regard sur Presbourg -Pozsony, aujourd’hui Bratislava en Slovaquie- qui est assez grand et que domine un château bâti sur une hauteur qui ressemble assez à la colline :

 

où étoit autrefois la citadelle de Nice ; le Danube coule au pied et baigne les mures de la ville, il s’y divise en deux bras dont le plus petit est le plus gros que la Seine au Port Royal, le plus grand a trois cent toises de large.”[v]

 

Malgré la pauvreté et l'état arriéré du pays -il la visite à peine un demi-siècle après la libération de la Hongrie du joug ottoman-, il peut déjà souligner la richesse des villes de la Haute-Hongrie :

 

d’Agria à Eperies le pays est montagneux, mais très fertile et très peuplé ; la plus grande partie des habitans et les plus riches sont Luthériens.[vi]

 

Agria -Eger en hongrois- lui plaît particulièrement. Cette ville, située dans le sud de la montagne Bükk, est connue partout en Europe par le fait d'armes de sa garnison dans les années 1550 -quelque deux mille hommes ont réussi à résister et à repousser une armée ottomane d'une supériorité numérique écrasante-. A propos d'Eger, il mentionne le nom du comte Ferenc Barkóczy[vii], évêque de Nyitra disposant aussi du diocèse d'Eger, qui y a établi une Faculté des Lettres et fondé une imprimerie. Quant à la forteresse de la ville, il remarque que :

 

l’impératrice s’est réservée la citadelle et l’homage. L’Evêque d’aujourd’hui [...] jouit de tous ses droits et les soutient avec une grande fermeté. Il a une garde souverain, garnison dans sa ville et une maison aussi nombreuse que celle de M. Duc d'Orléans ; il soutient tout cela avec cent cinquante mille florins revenus. Sa cave est une des plus grandes de l’Europe, il y avoit dix mille pièces de vin d’Hongrie, elle en peut contenir deux fois autant, elle est toute entière taillé dans le roc : Le pays de Kingiois à Agria est admirable, il est un peu montagneux, mais ce sont des montagnes de terre couverte des plus beaux bois et des meilleures vignes du monde, elles sont plus fertiles que la Flandre ; ce petit canton est prodigieusement peuplé.[viii]

 

Dans cette description, l'ancienne capitale du royaume présente des traits plutôt négatifs :

 

Bude, quoi que la capitale de la Hongrie ne peut pas s’appeler une ville ; ce sont des maisons bâties sans ordre, qui n’ont pas un enceinte de muraille; on y voit le reste d’une mosquée et des bains très renommés ; le Palatin des anciens Rois d’Hongrie est dans la citadelle. De dessus le Danube, il paroist très beau et la citadelle en fort bon état. Entre la ville et la citadelle, il y a une colonie Racines[ix] établie depuis plus de cent ans et aussi détestée que le premier jour ; on tire de son territoire un des meilleurs vins de la Hongrie, il est connue à Vienne sous le nom de Razelsdorf.”[x]

 

L'image qu'il donne de Pest, situé sur la rive gauche du Danube, est beaucoup plus favorable. D'après la description fournie par le marquis de l'Hôpital, Pest est plus grand que Buda, et son plan est aussi plus régulier. Il remarque l'hôtel des invalides fondé par l'empereur Charles VI -roi de Hongrie sous le nom de Charles III- et donne force détails sur les conditions de vie des habitants de Pest :

 

Pour vous donner une idée de la fertilité du pays je vais vous dire le prix des danrées. La livre de viande cout 2 criches, celle de pain une et demie, le pot de vin six criches, tout le reste à proportion.[xi]

 

Evidemment, Buda s'est beaucoup développé au cours des cinq décennies suivantes, par rapport à l'état décrit par le marquis de l'Hôpital en 1745. La preuve en est le mémoire du général Dellard qui, de retour de sa captivité de deux ans de Hongrie -il était prisonnier de guerre-, dépeint avec enthousiasme tant la situation charmante de Buda et de Pest que leur vie animée ou encore leur richesse. Il est vrai que l'auteur de ces lignes pleines d'admiration est parfaitement conscient de l'existence d'une autre Hongrie, composée en majeure partie de villages pauvres et qui est encore très loin d'avoir exploré la totalité de ses richesses cachées.[xii] La description du Baron Dellard est assurément sur ce point des plus éloquentes :

 

Placé sur une hauteur qui domine le fleuve et les deux villes de Pesth et de Bude ; il découvre une plaine immense qu’arrosent plusieurs rivières et que bordent des montagnes, couvertes d’un riche vignoble. Le coup d’œil qu’offrait ce magnifique tableau était réellement majestueux. La navigation du Danube est en outre très active dans cette partie de la Hongrie ; qu’on joigne à cette description le mouvement d’une population considérable de deux villes très importantes et liées par un pont de bateaux, pareil à celui de Mayence, mais plus étendue et établissant une communication facile entre elles ; qu’on y joigne encore l’effet produit par les beaux édifices qu’elles contiennent, tels que les magasins de l’Etat; les immenses casernes, les églises et l’hôpital, et l’on aura une juste idée de cette admirable contrée”[xiii].

 

 

Les lettres de Charles Marie d’Yrumberry de Salaberry : Voyage à Constantinople, en Italie et aux îles de l’Archipel par l’Allemagne et la Hongrie

L’ouvrage de Charles-Marie d’Irumberry, comte de Salaberry, encore quelque peu ignoré en Hongrie, mérite qu’on s’y inté-resse.[xiv] Le jeune Salaberry émigre en 1790. Il fait un assez long séjour en Turquie, rejoint l’armée de Condé puis les bandes royalistes de la Vendée où il commande une compagnie de cavalerie. Après le coup-d’état de Bonaparte, il se retire dans son domaine de Fossé, s’occupe de lettres et d’agriculture, et demeure placé sous surveillance jusqu’à la chute de Napoléon. Durant les Cent-Jours il combat en Vendée avec La Rochejaquelein[xv]. En 1815, il siège dans la Chambre des Députés, où il représente son département, le Loir-et-Cher. Après la Révolution de Juillet il vit à l’écart de la scène politique. Salaberry n’est pas seulement un homme politique. C’est aussi un lettré qui, entre autres, publie à Paris en 1799, sans nom d’auteur, un Voyage à Constantinople, en Italie et aux îles de l’Archipel,[xvi] par l’Allemagne et la Hongrie[xvii].

Cet ouvrage est écrit sous la forme de soixante lettres, dont six -les lettres XV à XX- constituent un témoignage précieux sur la Hongrie au dix-huitième siècle. Salaberry présente Presbourg, la ville des diètes de la noblesse hongroise, dans la lettre XV tandis que dans la lettre XVI, il décrit avec exactitude la situation géogra-phique de la Hongrie et évalue la politique de l’empereur Joseph II. Selon lui, les Hongrois prennent en naissant les inclinations et les opinions qui les distinguent sur le plan moral, comme leurs traits et leurs habits les distinguent sur le plan physique[xviii].

La forme du gouvernement de la Hongrie fait l’objet de la lettre XVII tandis que les trois lettres qui restent présentent la partie centrale du Royaume de Hongrie et le Banat. Selon l’auteur, de Bude à Temesvár, il n’y a de remarquable que la monotonie des plaines, l’ennui et la laideur des chemins qui ne permettent souvent de voyager qu'à pied. Salaberry n’oublie cependant pas de noter qu’il ne faut pas juger de la Hongrie par ce que je dis de la partie que j’ai traversée ; c’est la partie centrale, et les mieux cultivées sont le côté de la Transilvanie, et celui qui avoisine la Croatie.[xix] Certaines descriptions ne manquent pas de pittoresque :

 

après Témesswar, on trouve Ragosh. C’est la première couchée. Le pays est bien boisé. On y cultive avec succès le blé de Turquie et le tabac. Le changement de mœurs et d’habillements devient extrêmement sensible. Le premier village qu’on rencontre est grec. Les femmes y sont plus agréables que les Hongroises. Elles ont un mouchoir de couleur sur la tête, en forme de turban ; vont nu-jambes avec des petits jupons extrêmement courts. Cet endroit-là est très joli et très peuplé. On n’y regrette ni les crottes de la Hongrie, ni les bottes qui sont à toutes jambes d’hommes, de femmes et d’enfans.”[xx]

 

Tout comme Dellard, Salaberry est enchanté par la situation magnifique de Buda mais il n'oublie pas d’observer que c'est une ville très chère et désordonnée. Il fait en revanche mention des sources thermales et des bains, construits du temps des Turcs. Pest -qu'on pouvait rejoindre de Buda en traversant un pont mobile- lui offre plus de curiosités. Il profite de l'invitation du jésuite Joseph Mitterpacher, savant et mathématicien de renommée européenne qui enseigne à ce moment-là à l'Université de Pest, pour la découvrir[xxi]. Cet érudit qui est de l’avis de Salaberry, homme de mérite d’une grande simplicité, fort instruit, et auteur d’un ouvrage latin très-estimé sur l’agriculture, dispose d'un cabinet de curiosités -celui-ci renferme notamment une collection de minéraux- qu'il fait visiter à Salaberry. Ce dernier en parle avec beaucoup d'admiration et en profite pour remarquer que les villes minières de la Haute-Hongrie et de la Transylvanie figurent parmi les contrées européennes les plus riches en minéraux[xxii].

 

 

Les témoignages des prisonniers de guerre français sur la vie quotidienne dans le Royaume de Hongrie à la fin du dix-huitième siècle

L’histoire des premiers prisonniers de guerre de la Révolution hongroise constitue assurément une page spéciale et particulièrement intéressante de l’histoire des relations franco-hongroises. À cette époque, ce sont à peu près mille officiers et dix mille sous-officiers et simples soldats français qui ont été acheminés vers le Royaume de Hongrie. Les sources dont il va être question permettent de compléter nos connaissances dans le domaine de l’histoire militaire autant que d’accroître nos savoirs sur la vie quotidienne des prisonniers français, sur leurs relations avec la population hongroise et avec les autorités civiles.

Quoique la guerre ait été déclarée en Autriche le 20 avril 1792, la problématique des premiers prisonniers de guerre apparaît seulement un an après, en 1793. Avec l'avancée de l'armée de Cobourg, le nombre des prisonniers français augmente de jour en jour. Au moment de la prise de Condé, Valenciennes, Le Quesnoy, ces soldats ne sont plus des simples mercenaires mais de vrais patriotes, des révolutionnaires et des agitateurs, bref, des messagers de la Révolution.

La force de la nation et le défi d’une guerre idéologique choquent la vieille Europe. Le problème des prisonniers de guerre deviendra un problème politique de première importance. Pour le résoudre, on invente le prototype du camp de prisonniers isolés, placé loin du pays d’origine et facile à surveiller, capable d’accueillir un grand nombre d’individus.[xxiii] On s’est donc mis à rénover les casernes, on a enregistré leur capacité d’accueil. Malgré tout cela, leur installation, les problèmes sanitaires et les inconvénients politiques posent, considérés ensemble, de sérieuses difficultés aux autorités militaires[xxiv].

L’intensité des activités militaires révèle rapidement les insuffisances des plans d’installation. Le Conseil de Guerre Suprême prévoit par exemple l’installation dans ces camps de quatre mille prisonniers français dès l’été 1793. Or les rapports de l’époque font déjà mention de plus de sept mille hommes, et en octobre, c’est un chiffre beaucoup plus élevé encore qui est avancé : il faut enfermer onze mille individus[xxv].

Les mémoires nous permettent de reconstruire l’itinéraire emprunté par ces prisonniers, itinéraire qui livre une image unique des villes de Hongrie en même temps qu’une image de la vie quotidienne des prisonniers français. Tombé en captivité, le général Dellard descend le Danube, avec ses camarades, sur des radeaux de bois, dans de très mauvaises conditions[xxvi]. Après une traversée dramatique et pleine de souffrances, les conditions de vie de Dellard s’améliorent et ce notamment lorsqu’il rejoint un camp de prisonniers à Djakovo, aux frontières de la Turquie. Trois cents officiers vivent là dans un ancien camp militaire :

 

Le local qu’ils occupaient avait jadis servi d’infirmerie à la cavalerie autrichienne dans la dernière guerre contre la Turquie. Les officiers français étaient par chambrées et vivaient à l’ordinaire comme des soldats. Cet arrangement était le seul qui nous convint, vu la modicité de notre paye et l’impossibilité de vivre isolément. Des soldats français qu’on nous avait permis de retirer des casemates de Temeswar, place située dans notre voisinage et où ils mourraient comme des mouches, allaient nous chercher des provisions dans le bourg voisin et nous servaient en même temps de Cuisiniers. [xxvii]

 

Le 8 novembre 1793 le capitaine Joseph Hautière et ses camarades intègrent les cantonnements préparés dans les environs de Kintzbourg en attendant les ordres pour l’embarquement.

 

Les barques – écrit-il, sur lesquelles nous étions montés étaient d’une construction faible et peu sûre. [...] Notre destination était pour Pest, Mungatz (Munkács), Esseg (Eszék), Segedhin (Szeged), Temeswar (Temesvár), Grand-Waradin (Nagyvarazsdin) et Ratza (Racsa) villes de la basse Hongrie et la plupart voisines de la Turquie.[xxviii]

 

Le 23 décembre 1793 ils sont enfin “accueillis” à l’hôpital de Pest:

 

Ce bâtiment immense à trois quarts de lieue de Pest, est bâti sur la rive gauche du Danube. Les colonnes du Quesnoy et de l’affaire d’Avesnelesec achevèrent de remplir ce lieu par le grand nombre de malades qu’elles avaient. Ces malheureux restèrent trois à quatre jours sans recevoir aucun soulagement. Le petit nombre de bien portants fut transféré à Mungatz. Dans l’espace de quinze jours, 12 à 1800 prisonniers furent détruits, sans secours suffisants pour se soulager au besoin; point de chirurgiens instruits, sans linge pour changer, couverts de vermines, sans cesse en butte aux injures et à la barbarie des officiers de police, beaucoup ne purent résister à tant de crottés. [...] Pendant le fort de maladie, un tombereau était continuellement occupé à transporter les morts dans les trous immenses des sables de la rive droite du fleuve...[xxix]

 

La vie quotidienne des prisonniers français est avant tout déterminée par l’attitude des autorités militaires autrichiennes mais leurs conditions de vie réelles changent de localité en localité ainsi que l’observe par exemple Dellard :

 

à Djakovo, nous vivions bien ; les subsistances étaient faciles à se procurer et peu coûteuses. Une oie, par exemple, ne valait que six à sept sous. ... Nous jouâmes, il est vrai, quelques pièces du Théâtre Français, particulièrement de Voltaire, mais elles ne pouvaient nullement porter atteinte au bon ordre et encore moins à l’esprit des sujets de François II. Ce qui n’empêcha pas que trois de nos principaux acteurs ne fussent enlevés de nuit et conduit en Transylvanie, où ils expièrent par une plus longe captivité l’innocent plaisir que ce délassement leur avait procuré.[xxx]

 

Les mémoires du capitaine Joseph Hautière insistent sur les difficultés financières des soldats prisonniers :

 

En vain nous avons voulu soulager les malheureux soldats : les officiers autrichiens y ont mis opposition. On empêchait ces misérables d’entrer dans les salles d’officiers, et des sentinelles veillaient à ce qu’ils ne reçussent aucun secours de leurs chefs. On a encore, depuis ce temps malheureux, cherché à faire passer des fonds aux soldats, mais le gouvernement de Pest s’y est opposé. [...] Prudhomme, commandant au 3e bataillon de Paris, avait remis au capitaine de police à Grand-Varadin, une somme 30 à 40 florins pour être distribuée aux soldats de son bataillon; on la lui a remise, en répondant que le cabinet de Vienne avait fait une défense expresse de rien laisser passer aux prisonniers des officiers.[xxxi]

 

Les autorités militaires contrôlent et censurent très sévèrement la correspondance des prisonniers de guerre ; en même temps, il est strictement interdit à la population de recevoir ou de transmettre les lettres des soldats français. L’ordre a ainsi été intimé à plusieurs reprises à la population de ne point converser avec ces prisonniers.[xxxii]. Les sous-officiers et les simples soldats se voient accorder très peu de liberté de mouvement. Ils ne peuvent quitter leurs prisons et se rendre en ville que pour faire des achats, et ceci sous escorte, ou bien à une occasion extraordinaire, pour assister aux funérailles d’un camarade par exemple. Ces mesures sévères ne sont pas employées vis-à-vis des officiers. Il ne leur est en effet pas interdit de prendre contact avec la population mais ils sont tenus de donner leur parole d’honneur de ne jamais parler de “leur propre constitution aux habitants et de ne jamais sortir des limites de la ville[xxxiii]. Pour qu’ils soient en mesure de couvrir leurs frais, les commandements militaires locaux leur versent une certaine somme. Officiers, sous-officiers et simples soldats doivent se débrouiller avec cet argent : acheter les lits, la vaisselle, etc. ; ceci parce que le Trésor entend récupérer -au moins en partie- la pension versée aux prisonniers français.[xxxiv]

Un contact s’est établi entre les prisonniers français et les marchands locaux et il s’est progressivement stabilisé. Les interventions du Conseil de Guerre le prouvent : celui-ci n’a de cesse de demander aux marchands locaux de s'abstenir de faire crédit aux prisonniers français ! Ces derniers devoient payer comptant. Les autorités ne se portent pas garant et refusent d’avoir à payer les éventuelles dettes des prisonniers français...[xxxv]

D’après les témoignages livrés par les prisonniers, la population s’intéresse surtout aux tissus et aux vêtements français. Du fait de leurs bagages relativement importants, les officiers sont en mesure de répondre à la demande du marché local en vendant leurs vêtements. Pour des raisons sanitaires, les autorités attirent à plusieurs reprises l’attention des habitants de la ville à renoncer aux achats des vêtements français.[xxxvi]. Il est à noter également que ces rapports économiques ont pu parfois revêtir un aspect plutôt politisant : sur les boutons des vêtements mis en vente par des officiers français figuraient les mots “Liberté, Egalité, Fraternité.” Les Français prennent aussi l’habitude de faire cadeau aux habitants de cocardes et ce certainement pas uniquement pour des raisons commerciales... Il faut ici insister sur le fait que les prisonniers de guerre français ont vraisemblablement été les premiers à annoncer la Révolution à la population des régions du sud de la Hongrie et, peut-être, les premiers à interpréter ses conséquences immédiates devant les habitants des grandes villes de province de la Hongrie et de la Transylvanie.

 

 

 

Trois types de sources donc, trois types de voyages -dans certains cas, quelque peu forcés..., trois itinéraires, trois visions différentes. Pour le marquis de l'Hôpital, qui traverse la partie la plus épargnée et aussi la plus développée du pays, la ville correspond à un centre de civilisation. C'est encore lui qui s'intéresse le plus à des détails qui pourraient même figurer dans un guide ou dans une description statistique -prix des denrées...-. Salaberry, faisant route par terre du nord-ouest vers le sud par Buda et Pest, s'intéresse plus aux habitants, à leur histoire et à leurs mœurs -en quoi il s'avère un véritable disciple de la philosophie des Lumières- qu'à la description du paysage urbain. Ainsi les villes ont beau marquer son passage, elles ne se trouvent pas au centre de son exposé. Il figure pourtant parmi les premiers à faire mention des villes du sud. Un type spécial de “voyageur” se présente à travers le cas des prisonniers de guerre. Leur voyage forcé étant plein de mésaventures, les étapes ou haltes du trajet deviennent plutôt des symboles de la souffrance vécue. C'est dans leur cas que l’on voit un énorme effort de la part du gouvernement de Vienne pour les tenir, dans la mesure possible, à l’écart des populations urbaines. Efforts vains ; mais suffisamment éloquents quant à la confiance que le gouvernement peut accorder aux habitants des villes du sud... La vision des villes livrée par ces prisonniers fonctionne à l’instar d’une “reconnaissance à distance” dans le sens où ils réussissent à entrer réellement en contact avec le peuple et les bourgeois. Le retour leur offre -notamment dans le cas de Dellard- une possibilité de regarder le monde de plus près, possibilité dont résulte une image dèjà nettement positive, sinon enthousiaste. L’analyse de ces textes montre que les voyageurs sont conscients de la grande variété que les villes de Hongrie offrent au dix-huitième siècle du point de vue du développement. Les villes de l'ouest de la Transdanubie aussi que celles de la Haute-Hongrie, relativement épargnées des tourments des siècles précédents, peuvent être qualifiées de “développées” par rapport aux villes et bourgs rares des territoires centraux -entre le Danube et la Tisza ou sur la Grande Plaine- qui, après un siècle et demi d'occupation turque, sont encore dans un état arriéré et dispersés dans un espace vaste et peu habité. Il y a encore deux Hongries du point de vue du développement des villes. D'une part des villes “européennes” dans lesquelles la bourgeoisie commence déjà à jouer son rôle histo-rique dans l'économie, d'autre part des villes “sous-développées” situées en majeure partie dans l'ancienne zone d'occupation turque.

 

Lajos Kover & Géza Szasz

Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages

Université de Szeged

 



[i] Idée de la Hongrie ou mémoire sur la situation de ce pays [in] Károly Kecskeméti, Notes et rapports français sur la Hongrie au XVIIIème siècle, Bruxelles, 1963, p.24-33.

[ii] Ibid. p.24.

[iii] Ibid. p.29-33. La liste des villes visitées par le marquis est  la  suivante  :  Kilsey (Kitsee), Rahab (ville et comitat de Györ près de la rivière Rahab qui s’appelle Raab en allemand et Rába en hongrois), Comorre (Komárom, la rive droite se trouve en Slovaquie et s'appelle aujourd’hui Komarno), Wareswart (Pilisvörösvár), Bude et Pest (Budapest), Kingioes (Gyöngyös), Azud (Aszód), Atvani (Hatvan), Agria (Eger), Onot (Ónod), Eiu (Hejö), Tockai (Tokaj), Cherents (Szerencs), Guntz (Gönc), Proprat (Poprád), Cassovie (Kassa), Eperies (Eperjes), Toriza (Tarcsa).

[iv] Ibid., p.28.

[v] Ibid., p.29.

[vi] Ibid., p.33.

[vii] Le comte Ferenc Barkóczy (1710 1765) est devenu évêque après la mort du comte Erdödy survenue en 1744. Il sera élu en 1761 archevêque d'Esztergom, la plus haute dignité catholique de la Hongrie jusqu'à nos jours et remplira cette fonction jusqu'à sa mort. Voir A Pallas nagy lexikona, Tome II, Budapest, Pallas, 1893, p.657-658.

[viii] Idée de la Hongrie [...], op.cit., p.32.

[ix] Le quartier habité par les Serbes -Races”-, installés à Bude, après la reprise de la ville en 1686, s'appelle de nos jours Tabán.

[x] Idée de la Hongrie [...], op.cit., p.31.

[xi] Ibid., p.31.

[xii] Baron François Dellard, Mémoires militaires sur les guerres de la République et de l’Empire, Paris, Libraire Illustrée, 1882, p.62.

[xiii] Ibid., p.61.

[xiv] Charles Marie d’Yrumberry de Salaberry, Voyage à Constantinople, en Italie et aux îles de l’Archipel par l’Allemagne et la Hongrie, Paris, chez Maradan, s.d. [1799]. L’auteur, un homme politique, est né à Paris en 1766 et est mort à Fossé, près de Blois, en 1847. Il descend d'une famille ancienne, originaire de la Navarre. Son père,  président à la  Chambre des comptes,  est mort  sur l’échafaud en 1794.

[xv] Henri du Vergier, comte de La Rochejaquelein (1772-1794) ancien membre de la garde du roi, célèbre chef royaliste vendéen.

[xvi] Archipel, partie de la Méditerranée orientale ; parsemée d’îles entre les péninsules des Balkans et d’Anatolie; c’est la mer égée des Anciens.

[xvii] Biographie universelle, t. LXXX, Paris, L-G. Michaud, 1847, p.437-739 ; Nouvelle biographie générale, t. XLIII, Paris, Firmin Didot Frères, 1864, p.163-165 ; Jean Humbert, “La Hongrie du XVIIIe siècle, vue par des voyageurs” [in] Nouvelle Revue de Hongrie, septembre 1938, p.234-240. Jean Humbert ne mentionne pas que l’auteur du Voyage à Constantinople est Salaberry.

[xviii] Charles Marie d’Yrumberry de Salaberry, Voyage à Constantinople […], op.cit. p.68 et 69-70.

[xix] Ibid., p.85.

[xx] Ibid. p.87-88.

[xxi] Joseph Mitterpacher (1734-1814), professeur au Theresianum de Vienne, et plus tard à l'Université de Pest, est aussi un éminent géographe.

[xxii] Salaberry, op.cit. p. 83.

[xxiii] Pour le commandement militaire autrichien, les forteresses du sud-est de la Hongrie, qui ont perdu beaucoup de leur importance stratégique avec la décadence de l’Empire ottoman, offrent une solution idéale comme lieux de détention. L’itinéraire du transport est le suivant : du champ de bataille, les prisonniers sont conduits à Kintzbourg ; ils sont ensuite transportés par voie fluviale -sur le Danube, sur la Drave, sur la Theiss ou Tisza- dans cette région lointaine, où des travaux sont entrepris pour assurer leur accueil depuis août 1793.

[xxiv] Deux facteurs ont contribué à définir la situation des prisonniers : leurs conditions hygiéniques d’abord et leur hygiène mentale ensuite ; c’est-à-dire le fait qu’ils aient été “contaminés” politiquement. Par conséquent, ils étaient considérés comme des éléments dangereux en Hongrie. Barcsay-Amant, A francia forradalmi háborúk hadifoglyai Magyarországon, idetelepülésük elsö esztendejében. 1793 (Les prisonniers de guerre de la Révolution française en Hongrie. La première année de leur établissement. 1793), Budapest, 1934, p.26-63 ; E. Lemay, “A propos des recherches faites sur le sort des prisonniers de guerre français pendant les guerres Européens (1792-1815)” [in] Annales Historiques de la Révolution Française,  n°312,  p.229-244.

[xxv] Le plan initialement établi fait l’objet de modifications. Sont ajoutés aux lieux de détention fortifiés du sud-est de la Hongrie (Szeged, Temesvár, Arad, Pétervárad, Eszék etc.) d’autres régions, comme la Transylvanie (Fogaras, Gyulafehérvár, Medgyes, Nagyszeben etc.), quelques forteresses du Nord-Ouest (Györ, Pozsony etc.), une forteresse subcarpathique (Munkács) et même celles de Pest et Buda, au centre du pays. Sous la pression d’un afflux imprévu de prisonniers -et malgré la volonté expresse de l’empereur François- des détenus français sont installés en Styrie et en Basse-Autriche. J.-P. Bertaud, La vie quotidienne des soldats de la Révolution 1789-1799, Paris, Hachette, 1985, p.258-263.

[xxvi] Dellard, op.cit., p.41. Dans la présente étude, nous nous appuyons sur deux mémoires. Le général Dellard a rédigé les siens juste après les événements, mais le manuscrit a été perdu pendant la campagne de Russie de 1812. Il les a reconstitués par la suite mais les nouveaux manuscrits n’ont été que partiellement mis à jour. La partie qui en a été publiée constitue une contribution intéressante sur l’histoire des premiers prisonniers de guerre de la Révolution française. Nous avons également retrouvé un autre manuscrit précieux mais quasi oublié, le Manifeste du capitaine Joseph Hautière écrit en 1796, à son retour de Hongrie, dans un style peut-être trop souvent déclamatoire et très proche de la langue parlée, mais d’une authenticité remarquable. Leurs impressions et leurs expériences semblent être déterminées avant tout par les péripéties et par les souffrances liées au voyage qui les a menés en Hongrie.

[xxvii] Ibid., p.54.

[xxviii] Manifeste du traitement des prisonniers français pendant leur captivité (en Hongrie) en 1793, 94 et 95, par le citoyen Joseph Hautière, capitaine au 6e bataillon de Soissons, fait prisonnier à l’affaire du 12 septembre 1793, à Avesnelebec, BnF, ms. 10173.

[xxix] Idem. Pour l'encadrement confessionnel des prisonniers de guerre -appel à des prêtres français...- : F. Lenkefi, “A lelkigondozás problémái a francia hadifoglyok körében Magyarországon (Les problèmes du soin spirituel chez les prisonniers de guerre français en Hongrie 1794-1795)” [in] Hadtörténelmi Közlemények, 3/1994, p.3-17.

[xxx] Dellard, op.cit., p.58

[xxxi] Hautière, op.cit.

[xxxii] Archives départementales du comitat Csongrád, protocole du conseil municipal, 2049/1793.

[xxxiii] Archives départementales du comitat Csongrád, protocole du Conseil municipal, 1775/1793 ; 1776/1793 ; 1326/1794.

[xxxiv] Barcsay-Amant, op.cit., p.78-83.

[xxxv] Archives départementales du comitat Csongrád, protocole du conseil municipal, 1877/1793 ; 1794/1793 ; 1835/1794.

[xxxvi] Archives départementales du comitat Csongrád, protocole du conseil municipal, 1914/1793.

 

 

 

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