Le voyageur dans la presse périodique
du XVIIIe siècle
Yasmine Marcil
¦
“Montaigne, Montesquieu, Buffon
sont remplis de la lecture des Voyages ; ils établissent leurs plus grands
idées sur les faits cités par les Voyageurs ; & quand ceux-ci se trompent
ou veulent tromper, les autres sont dans l’erreur & ils y entraînent le
monde entier, qui n’a pas les moyens de résister à leur génie.”
Mercure
de France, février
1788, p.59
Le journaliste de la presse littéraire
de la seconde moitié du XVIIIe siècle n’a pas seulement pour tâche de guider le
lecteur en lui résumant un livre, mais se doit également d’évaluer cet ouvrage[i].
Cette appréciation le conduit non seulement à conseiller le lecteur et à
critiquer ou au contraire à montrer l’intérêt d’un récit, mais également à
assurer sa crédibilité. Comme l’illustre le propos ci-dessus, extrait du Mercure
de France, cette question de la crédibilité des récits de voyage est
au cœur des critiques faites à ce genre, souvent accusé d’inexactitudes et
d’affabulations[ii].
Afin de distinguer les ouvrages apportant des informations sûres
de ceux qui ne contiennent que “mensonges” et “merveilles”, les journalistes
jugent l’exactitude des connaissances apportées par un récit de voyage en
s’interrogeant essentiellement sur la crédibilité du voyageur. Ainsi l’intérêt
du Voyage dans les mers de l’Inde “a sa source, selon l’Année
littéraire, dans la vérité, l’impartialité, la bonne foi qui distinguent M.
le Gentil des autres Voyageurs qui l’ont précédé dans les mers de l’Inde.”[iii] Sans nier que d’autres critères puissent être mis en place par
les journalistes pour apprécier un ouvrage[iv], la crédibilité du voyageur est un élément central pour juger si
un “récit doit inspirer la confiance”. Au fil de leurs remarques et critiques,
les journalistes révèlent implicitement leur représentation du voyageur et en
viennent à dessiner une image du voyageur modèle. Tout en analysant les
caractéristiques de cet archétype, nous nous proposons aussi de le nuancer afin
de tenir compte à la fois des évolutions chronologiques et des écarts entre les
discours des différents périodiques. De là notre intérêt pour deux catégories
particulières de voyageurs qui suscitent des commentaires hétérogènes, celles
des “philosophes” et celle des savants.
Le modèle du voyageur
Les journalistes accordent unanimement
une plus grande confiance aux relations écrites par des voyageurs instruits
et/ou qui ont lu des récits sur les pays qu’ils envisagent de parcourir[v].
Ainsi le Journal des savants, périodique de référence dont l’abbé
Chaudon loue à la fois l’érudition des rédacteurs et l’exactitude des articles[vi],
estime qu’“un grand moyen de profiter beaucoup dans les Voyages, c’est d’y
porter déjà un grand fond de connoissances.”[vii]
Dans la lignée des traités de voyage qui insistent sur la nécessité de
s’instruire avant tout déplacement[viii],
le Journal encyclopédique[ix]
affirme également que le Voyage en Norvège de Fabricius lui semble
d’autant plus intéressant que l’auteur est “professeur d’économie à
Kiel” et qu’il a été le “disciple” de Linné. Bien que l’affirmation
de l’importance d’une formation préalable du voyageur soit récurrente dans la
presse littéraire, elle ne conduit cependant pas les journalistes à présenter
les voyageurs, exception faite des savants voyageurs, comme nous le
verrons plus tard.
S’ils l’évoquent rarement, les
journalistes considèrent néanmoins l’instruction comme une condition
indispensable pour réaliser un voyage intéressant et rédiger un récit exact.
Les commentaires à ce sujet deviennent de plus en plus précis et explicites
durant la décennie 1780, notamment dans le Mercure de France[x].
Journaliste genevois, rédacteur occasionnel d’articles littéraires dans ce
dernier périodique, Jacques Mallet du Pan[xi] se
montre particulièrement sévère à l’égard du voyageur français Mayer. A ses
yeux, c’est en raison notamment de lectures trop lacunaires et d’un désintérêt
pour la “carte géographique” que ce voyageur a commis plusieurs erreurs.
Riesbeck essuie également les foudres de Mallet du Pan pour des raisons à peu
près identiques[xii].
De telles remarques restent cependant exceptionnelles[xiii].
La maîtrise de la langue du pays
visité aurait pu également constituer un élément non négligeable pour juger de
la validité des témoignages recueillis par le voyageur puisque le Journal
des savants considère que le fait de n’étudier “que des yeux” est
insuffisant, tandis que l’Année littéraire, périodique destiné à un
public moins savant que le précédent,[xiv]
déclare que si le récit du baron de Tott est digne de confiance, c’est
précisément parce que ce dernier est “plus savant dans la langue turque que
les Docteurs même du pays.”[xv]
Malgré de telles affirmations, la maîtrise des langues reste pourtant rarement indiquée
et n’est donc pas utilisée comme un facteur supplémentaire de crédibilité.
Quant aux voyageurs peu instruits dont
la relation a cependant été sélectionnée par les périodiques, ce sont leurs
qualités personnelles qui sont mises en avant. Tout en déclarant que le Voyage
autour du monde de Pagès[xvi] ne
contient pas d’“observa-tions d’un Sçavant”, le Journal des savants estime
ce récit intéressant car on y trouve “l’intérêt d’un cœur simple & ami
de l’humanité.” En général, les journalistes insistent en effet sur la
sincérité, l’honnêteté et le courage de ces voyageurs.
Outre leur degré de formation, les
journalistes usent de deux autres critères pour juger les voyageurs : la
partialité et la crédulité[xvii].
Particulièrement sensibles à leurs éventuels jugements hâtifs ou préjugés, ils
n’hésitent pas à en faire la remarque et notamment aux plus jeunes d’entre eux.
A la suite des auteurs de traités de voyage s’interrogeant sur l’âge idéal pour
entreprendre le Grand Tour, certains journalistes, dont ceux du Journal
encyclopédique et du Mercure de France, mettent en doute la qualité
des récits rédigés par de jeunes voyageurs accusés de juger trop rapi-dement de
“l’état des sciences & des arts dans une ville”. Mallet du Pan
attribue d’ailleurs un certain nombre de maladresses des Voyages en
Allemagne au jeune âge de Riesbeck. Aux yeux de l’Année littéraire, qui
est un des périodiques qui recourt le plus au critère de la partialité pour
juger d’un récit de voyage, ce sont d’autres types de voyageurs qui se laissent
entraîner dans cette “fureur de tout censurer”. Tantôt anglophile,
tantôt anglophobe, ce périodique, qui est avant tout hostile envers ceux qui
prônent les idées des philosophes, accuse de ce défaut plus particulièrement les voyageurs français et, mais de manière moins
virulente, les Anglais. Les accusations de partialité sont cependant loin de ne
concerner que quelques groupes de voyageurs particuliers. Opposées à la
véracité des faits et à l’exactitude des connaissances, de telles critiques
permettent généralement aux journalistes de mettre en cause la crédibilité d’un
récit de voyage. Ainsi Mallet Pan met-il en garde le lecteur contre les
nombreux préjugés de Mayer sur la Suisse : “Ses fréquentes
contradictions tiennent, selon lui, à ses goûts, aux préjugés nationaux, à des
réticences forcées.”
Le récit de Mayer fournit également
l’occasion à Mallet du Pan de souligner la crédulité dont font preuve certains
voyageurs. Le journaliste reproche en effet au voyageur français de se
contenter de faire part de ses observations, de donner “trop de confiance à
des aperçus, en décidant au lieu de douter” et finalement de les rapporter
dans son journal “avec autant de rapidité qu’elles paroissent avoir été
faites.”[xviii]
Aux yeux de l’Année littéraire, ce manque de réflexion et de distance
est en fait un travers partagé par de nombreux voyageurs. “On sçait combien,
dit-elle, il faut se défier des récits de la plupart des Voyageurs qui,
communément peu instruits eux-mêmes, ne cherchent qu’à tendre des pièges à la
crédulité du Lecteur & présentent comme des tableaux fidèles les rêveries
de leur imagination.”[xix] De
là, le fait que le Journal de littérature recommande de lire plusieurs
relations sur un même lieu afin de ne pas “conserver toute sa vie de
certains préjugés que l’on a puisés dans tel ou tel Voyageur prévenu ou peu
instruit.”
Le voyageur philosophe, un voyageur
idéal
Si peu de voyageurs correspondent
finalement au modèle du bon voyageur tel qu’il est esquissé par l’ensemble des journalistes
au fil des articles, ceux désignés comme des voyageurs idéaux sont encore plus
rares. Considérés comme des voyageurs non “ordinaires”, ces derniers sont
unanimement qualifiés par les journalistes de “philosophes”. Tout en étant
perçus comme une catégorie particulière de voyageurs, ils n’en constituent
cependant pas moins un groupe mal défini dont les contours diffèrent d’un
périodique à l’autre.
Pour le Journal encyclopédique, le voyageur philosophe se distingue des
autres voyageurs, et notamment de ceux du Grand Tour, par sa curiosité, sa
culture et sa méthode. “Voyager, dit-il, ce n’est point parcourir avec éclat
des états, des provinces, des villes, répandre dans l’univers ses richesses,
& peut-être ses vices ou ses ridicules. C’est se promener sur le globe, le
soumettre à ses recherches & à ses réflexions ; interroger partout
l’homme, l’art, & la nature, rapprocher les temps pour les comparer, enfin
s’amuser & s’instruire. Voilà la tâche du Philosophe.”[xx]
Ainsi ce dernier se doit-il de bien savoir observer mais aussi de comparer et
de discuter ses observations. Le journaliste n’attend pas de ce voyageur qu’il
livre ses “réflexions et conjectures”, mais plutôt qu’il sache analyser et considérer le pour et le
contre avant de juger. Enfin, il considère qu’aucun domaine ne doit être
étranger au voyageur philosophe, s’inscrivant là dans la tendance
dominante, durant les Lumières, du voyageur peu spécialisé[xxi].
Selon l’Année littéraire, être
philosophe signifie être dépourvu de préjugés, “prudent, réservé, ami de
l’homme”. L’expression voyageur philosophe, dont la définition est assez
fluctuante et ambiguë, semble avant tout caractériser dans ce périodique des
voyageurs qui savent observer, analyser et qui peuvent de ce fait apporter des
connaissances importantes à la société[xxii].
Bien que le terme philosophe soit connoté négativement dans ce périodique, il
prend donc généralement un sens positif lorsqu’il est associé au mot voyageur,
et permet ainsi au journaliste de mettre en opposition “vrais
philosophes” et ceux qu’ils considèrent comme des “philosophistes”.[xxiii]
Enchanté par le Journal d’une expédition relatant la dernière expédition
de Cook, ce périodique estime d’ailleurs que “depuis quelques années,
l’esprit philosophique s’est porté avec succès sur la partie des Voyages.”
Journal plus critique, le Mercure de France se montre également
plus explicite sur l’intérêt que présentent les relations écrites par des
voyageurs philosophes. Comme l’Année littéraire, il considère que leurs
voyages “servent à perfectionner l’étude de l’esprit humain, autant qu’à
diminuer les erreurs & les maux politiques qui nous accablent”[xxiv]
et comme le Journal encyclopédique, il
souligne la rigueur méthodique de tels voyageurs. En revanche, contrairement à
ces deux périodiques, les voyageurs philosophes ne sont pas, au Mercure de France, seulement considérés
comme utiles en dispensant de nouvelles connaissances, mais aussi en proposant
des améliorations à la société. Ils se caractérisent en effet par le fait de
voir loin, de se forger leurs propres opinions
et de peser sur celles des “Maîtres du Monde”.
Mallet du Pan compte parmi le petit nombre de récits rédigés par
des voyageurs philosophes, ceux de Chardin, Wood, Kaempfer, Pallas, Poivre,
Tournefort et Cook. A ses yeux, ces livres se caractérisent par le respect de
six règles. Il estime en effet que les voyageurs cités ci-dessus ont pour
points communs de ne pas parler de ce qu’ils connaissent mal, d’avoir fait un
long séjour dans le pays dont ils parlent -ou d’avoir au moins limité leurs
observations à une zone précise-, de ne pas avoir rédigé de livres “à
prétention”, d’avoir cherché à approfondir leurs connaissances, de ne pas
être partiaux, d’être philosophes sans “afficher de la philosophie”. Entre
les voyageurs philosophes et les autres, Mallet du Pan établit donc une
différence essentielle, puisque les premiers ne parlent que de ce qu’ils
connaissent, alors que les seconds se caractérisent par leurs jugements
“expéditifs”. Le journaliste remarque ironiquement que ces derniers sont
capables de parler de tout et même de deviner aisément tout ce qui reste
pourtant incertain, y compris pour les “naturels les plus expérimentés.”
Mallet du Pan les accuse en outre de n’avoir qu’une vision partielle du pays en
raison d’un séjour limité géographiquement et d’un parcours restreint aux
grandes routes.
Volney correspond en fait parfaitement au voyageur idéal que
dessine le Mercure de France[xxv]. Il est en effet décrit comme un “Philosophe
qui répand de nouvelles lumières sur les plus importans objets de connoissances
humaines.” Ce dernier cumule en effet, aux yeux de ce journal, plusieurs qualités qui lui permettent
d’apporter des informations sûres. Le
journaliste signale ainsi que non seulement Volney a des connaissances sur les
pays visités et qu’il parle l’arabe mais qu’il a aussi vécu avec les Arabes et
qu’il a partagé leur mode de vie. Le journaliste souligne en outre tout
l’intérêt que présente un récit écrit par un tel voyageur : “Nulle part
M. de Volney ne fait preuve d’autant d’esprit philosophique & de talens,
que dans le morceau qui termine son Ouvrage, dans le Résumé de la Syrie. Là, il
s’élève à des idées générales, où, en rassemblant ce qu’il a peint, il fait
voir bien au-delà encore. Ce n’est plus un Voyageur qui décrit des lieux; c’est un Philosophe qui répand de nouvelles
lumières sur les plus importans objets de connoissances humaines.”[xxvi]
Ainsi, à la différence du voyageur ordinaire à qui l’on demande de
rapporter des observations exactes afin qu’elles puissent servir aux savants et
aux écrivains, le voyageur philosophe se caractérise par sa capacité à analyser
lui-même les faits et les lieux observés.
Le savant voyageur, un voyageur particulier
S’ils ne sont pas considérés dans la presse périodique comme une
catégorie distincte, les savants voyageurs sont néanmoins l’objet d’une
attention particulière. La multiplication des voyages scientifiques au cours de
la seconde moitié du dix-huitième siècle conduit en effet non seulement les
journaux à commenter en plus grand nombre ces récits, mais aussi à énoncer à
leur égard des critères d’appréciation spécifiques ; les remarques
générales ne suffisant pas pour commenter ces relations.
Il n’est en effet plus question pour les périodiques des Lumières
d’accepter, comme l’avait fait le Journal des savants au début du
siècle, tous les témoignages rapportant des phénomènes scientifiques extraordinaires[xxvii].
Bien qu’il leur soit impossible ou difficile de vérifier des faits jusque-là
inconnus ou mal connus, les journalistes s’appuient sur un certain
nombre d’indices pour évaluer la rigueur du contenu de ces relations de voyage.
Ils vérifient non seulement la manière dont les voyageurs garantissent
l’exactitude de leurs récits mais s’intéressent aussi à la crédibilité du
savant voyageur ou à ses conditions de séjour, en usant de trois critères
différents d’évaluation : la renommée du voyageur, sa formation et ses méthodes
de travail.
Afin d’assurer la crédibilité des récits scientifiques, les journalistes
ne se contentent pas en effet d’indiquer le domaine de spécialisation des
savants voyageurs, mais signalent aussi quelques éléments biographiques précis,
dont l’appartenance à une académie des sciences qui constitue un des critères
les plus importants de légitimité du voyageur. Ainsi dans leurs commentaires du
Voyage fait par ordre du roi de Chabert[xxviii]
les journalistes signalent-ils non seulement l’appartenance de ce dernier à une
académie des sciences et le soutien qu’il a obtenu du ministre de la marine,
mais également la reconnaissance de ses travaux par le milieu des savants et
notamment par l’Académie des sciences. Le Journal des savants note
encore à propos de Chabert que celui-ci a reçu en mai 1754 le brevet de
chevalier de Saint-Louis tandis que les Mémoires de Trévoux soulignent
qu’il a été reçu par le roi. Lorsque le voyageur n’est pas déjà membre d’une
académie des sciences avant son départ, les journalistes indiquent généralement
la formation qu’il a suivie. Pour les voyageurs partis de leur propre
initiative, une formation auprès d’un savant renommé constitue un facteur
important de crédibilité. C’est le cas par exemple pour Michel Adanson, formé
par Jussieu et Lemonnier, et pour Anders Sparrman, parti en Afrique avec la
bénédiction de Linné.
Outre la renommée et la formation du voyageur, les journalistes
prêtent de plus en plus d’attention au cours de la seconde moitié du
dix-huitième siècle aux conditions dans lesquelles se sont effectués les
travaux scientifiques. La durée du séjour et le fait que le voyageur a
réellement visité les régions dont il parle dans son récit deviennent des
critères décisifs pour juger de la validité des observations du voyageur. Un
séjour trop rapide empêche, selon eux, le voyageur d’avoir les moyens d’être
bien informé. De là le fait que le Journal des savants souligne que le
voyage d’Adanson au Sénégal a duré cinq ans. Les journalistes insistent en
outre de plus en plus sur la nécessité de réaliser des observations sur place,
opposant souvent les voyageurs qui ont pris des risques pour mener leurs
observations aux savants qui ne sortent pas de leur cabinet. Ainsi les Affiches de province signalent à propos du Voyage aux îles Lipari de Dolomieu que les descriptions “ont été
faites sur les lieux mêmes”, ce qui constitue “un grand avantage pour le
mérite de l’exactitude”. Leurs multiples affirmations
de la nécessité d’effectuer des observations sur le terrain conduisent les
journaux à avoir une position de plus en plus ferme contre l’esprit de système.
Le nouvel esprit scientifique des années 1780 qui répugne aux grandes théories
se traduit ainsi dans la presse périodique par un rejet de l’esprit de système
qui devient un critère essentiel de crédibilité des voyageurs[xxix].
Hormis les conditions de travail et les risques encourus par les
voyageurs lors de leurs expéditions qui sont des constantes des articles
traitant des récits scientifiques, certaines de leurs remarques révèlent plus
particulièrement leur attention à la crédibilité des travaux menés par les
savants voyageurs. S’ils ont plutôt tendance à ignorer les informations qui
leur semblent suspectes, il arrive exceptionnellement qu’ils mettent en doute
des faits rapportés par les voyageurs. Aux yeux du journaliste des Nouvelles
de la République des lettres, les informations rapportées par Sparrman sur
le poisson torpille manquent de crédibilité parce que ce dernier ne l’a pas
observé lui-même. De telles remarques soulignent l’importance prise par le
discours scientifique dans la presse littéraire : non seulement la durée
des observations est désormais considérée comme un critère essentiel dans
l’évaluation de la crédibilité des observations menées par les savants
voya-geurs, mais l’expérience acquiert également une certaine portée, et ce au
détriment du témoignage. Ainsi le discours scientifique, qui tend à se
banaliser dans les années 1780[xxx],
conduit les journalistes à l’utiliser comme outil de validation des phénomènes
observés par les savants voyageurs[xxxi].
Bien
formé, dépourvu de préjugés, sachant observer, parlant éventuellement la langue
du pays visité ; voilà le modèle du bon voyageur tel qu’il semble émerger
des périodiques littéraires de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ne
faisant pas montre d’originalité, les remarques des journalistes s’inscrivent
en fait dans la continuité des réactions de scepticisme exprimées à la
mi-dix-huitième siècle par certains philosophes, et notamment Jean-Jacques
Rousseau, Cornelius de Pauw ou le chevalier de Jaucourt. Selon le premier, les
voyages ne devraient en effet être entrepris que par des voyageurs philosophes[xxxii],
tandis que Jaucourt accorde essentiellement du crédit à ceux réalisés par des
savants voyageurs[xxxiii].
Outre le fait que les catégories de voyageurs dont usent les
journalistes correspondent à celles distinguées par les philosophes, elles ont
de plus pour point commun d’être traversées par l’idéal d’utilité si
caractéristique du siècle des Lumières. Cet idéal explique d’ailleurs que les
journalistes soient conduits à considérer avant tout les récits de voyages
comme un genre proche du document. Cette attente est particulièrement nette à
l’égard des récits de voyage scientifique puisque les journalistes considèrent
que ces derniers doivent contribuer à l’avancement des connaissances
scientifiques perçues au dix-huitième siècle comme le moyen d’améliorer le sort
de l’homme. Mais leurs commentaires de tels ouvrages montrent que leur volonté
de contrôler la crédibilité des récits de voyages scientifique les conduit
aussi dans les années 1780 vers une démarche plus critique et argumentée. Cette
orientation, particulièrement nette dans certains périodiques, et notamment au Mercure
de France, rend plus instable une représentation du voyageur, déjà à nuancer
selon les engagements idéologiques des périodiques.
Yasmine Marcil
Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages
Université de Paris VII-Denis Diderot
[i] Claude Labrosse & Pierre Rétat, L’Instrument périodique. La
fonction de la presse au XVIIIe siècle, Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 1989 ; La diffusion et la lecture des journaux de langue
française sous l’Ancien Régime, Circulation and Reception of Periodicals in
French Language during the 17th and the 18th Century -Actes du colloque
international, Nimègue, 3-5 juin 1987-, Amsterdam, Maarsen, APA-Holland,
University Press, 1988. Pierre Rétat, dir., Le journalisme d’Ancien Régime, Lyon,
Presses Universitaires de Lyon, 1982. Pierre Rétat & Jean Sgard, dir., Presse
et histoire au XVIIIe siècle, l’année 1734, Paris, Editions du CNRS, 1978.
[ii] S’il reste difficile à cerner et à définir en raison de sa
malléabilité et des multiples intentions auctoriales, ce genre a en effet pour
caractéristique d’avoir soulevé de multiples inquiétudes quant à la véracité de
son contenu. Les dictionnaires aussi bien que les traités de voyage, l’Encyclopédie
de Diderot et d’Alembert ou les remarques de certains philosophes
témoignent et participent de cette vague de scepticisme.
[iii] Année littéraire, 1781, tome 6, p.29.
Guillaume-J.-H.-J.-B. LeGentil de la Galaisière, Voyage dans les mers de
l’Inde, fait par ordre du Roi, à l’occasion du Passage de Vénus sur le disque
du Soleil, le 6 juin 1761, & le 3 du même mois 1769, Paris, Imprimerie
royale, 1781, 2 vol. in-4°.
[iv] Il ne sera pas question ici de tout ce qui a trait au genre du
récit de voyage, ni à ses formes d’écriture ou aux difficultés de traduction.
Sur ces questions, voir Charles L. Batten, Pleasurable Instructions :
Form and Convention in XVIIIth century Travel Literature, Berkeley, Los
Angeles, London, University of California Press, 1978 ; Michel Ballard
& Lieven d’Hulst éd., La traduction en France à l’âge classique, Lille,
Presses Universitaires du Septentrion, 1996 ; Marie-Christine
Gomez-Géraud, Les modèles du récit de voyage. Littérales, 1990,
n°7; Odile Gannier, La littérature de voyage, Paris, Ellipses, 2001;
Adrien Pasquali, Le tour des horizons. Critique et récits de voyages, Paris,
Klincksieck, 1994 ; Friedrich Wolfzettel, Le discours du voyageur, Pour
une histoire littéraire du récit de voyage en France du Moyen Age au XVIIIe
siècle, Paris, P.U.F., 1996.
[v] Marie-Noëlle Bourguet, “Voyages et voyageurs” [in] Michel Delon,
dir., Dictionnaire européen des Lumières, Paris, P.U.F., 1997,
p.1092-1095 ; Normand Doiron, “Voyage et vérité” [in] Quaderni del
seicento francese, n°6, 1985, p.11-26.
[vi] Dom Louis-Mayeul dit Chaudon, Bibliothèque d’un homme de goût
ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature, Avignon,
Impr. J. Bléry, 1772.
[vii] Raymond Birn, “Le Journal des savants sous l’Ancien Régime” [in]
Journal des savants, janv.-mars 1965, p.15-35. Jean-Pierre Vittu, Le
Journal des savants et la République des Lettres, 1664-1714, thèse soutenue
à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne en 1998.
[viii] Justin Stagl, A history of curiosity.
The Theory of Travel 1550-1800, Singapour, Harwood Academic Publishers,
1995.
[ix] Philippe Mathieu, Avant que se tarisse la source des Lumières,
ou la philosophie éclairée enseignée aux lecteurs du Journal
encyclopédique, thèse soutenue à l’Université de Paris IV Paris-Sorbonne en
1987 ; Jacques Wagner, Lecture et société dans le Journal
encyclopédique de Pierre Rousseau (1756-1785), thèse soutenue à
l’Université de Clermont-Ferrand en 1987.
[x] Suzanne Tucoo-Chala, Charles Joseph Panckoucke et la
librairie française (1736-1798), Paris, Marrimpouey, Paris, Touzot, 1977.
[xi] Jacques Mallet du Pan (1749-1800) travaille au Mercure de
France à partir de 1778 où il est chargé de la partie politique, tout en
rendant compte de temps à autres d’ouvrages dans la partie littéraire.
[xii] Baron Johann Kaspar von Riesbeck, Briese
eines reisenden Franzosen ueber Deutschland an seinen Bruder zu Paris, Zurich,
1783, 2 vol. in-8° (tr.fr. Paris, Regnault, 1787, 3 vol. in-8°; Paris, Buisson,
1787, 3 vol. in-8°).
[xiii] Dans l’article concernant l’ouvrage de Riesbeck, Mallet du Pan
ajoute à deux reprises ses propres corrections et renvoie même le lecteur à un
autre ouvrage pour ce qui concerne l’Allemagne.
[xiv] Jean Balcou, Fréron contre les philosophes, Genève/Paris,
Slatkine/Droz, 1975, Jacqueline Biard-Millerioux, L’esthétique
d’Elie-Catherine Fréron 1739-1776. Littérature et critique au XVIIIe siècle, Paris,
P.U.F., 1985.
[xv] Année littéraire, 1784, tome 8, p.74.
[xvi] Pierre-Marie-François de Pagès, Voyages autour du monde &
vers les deux Pôles, par terre & par mer, pendant les années 1767, 1768,
1769, 1770, 1771, 1773, 1774 & 1776, Paris, Moutard, 1782, 2 vol.
in-8°.
[xvii] Nous ne traiterons pas ici de toutes les remarques des
journalistes concernant l’expression de la “subjectivité” du voyageur dans son
récit puisqu’elles sont plutôt associées à sa pratique d’écriture. Sur ce sujet
voir Yasmine Marcil, “Voyage, voyageurs et récits de voyage : l’Italie du
XVIIIe siècle d’après les journalistes littéraires (1750-1789)”, Actes de la
journée d’étude La République des lettres à l’épreuve du voyage (à
paraître).
[xviii] Mercure de France, avril 1786, p.131.
[xix] Année littéraire, 1788, tome 6, p.55.
[xx] Journal encyclopédique, 1er février 1781, p.423.
[xxi] Pierre Berthiaume, L’aventure au XVIIIe siècle. Du voyage à
l’écriture, Ottawa/Paris/Londres, Les Presses de l’Université d’Ottawa,
1990, p.190.
[xxii] Le journaliste affirme ainsi à propos de Swinburne qui s’est
rendu en Italie et en Sicile, qu’il “a vu l’Italie en observateur
philosophe. Il saisit avec précision les détails les plus intéressans.
Rien de ce qui concerne le sol, le commerce, les loix, le gouvernement, les
arts & les mœurs ne lui échappe; il juge sans prévention & sans
partialité [...]. Vous ne trouverez pas la moindre invective contre le Clergé,
les Moines, l’Inquisition, &c.; aucun, en un mot, de ces lieux communs
rebattus sans cesse par nos penseurs & nos philosophes.” Année littéraire, 1783, tome 7, p.201.
[xxiii] Didier Masseau, Les ennemis des philosophes.
L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000,
p.42-57.
[xxiv] Mercure de France, mai
1788, p.72.
[xxv] Constantin-François de Chasseboeuf, comte de Volney, Voyage
en Syrie & en Egypte pendant les années 1783, 1784 & 1785, Paris,
Desenne et Volland, 1787, 2 vol. in-8°.
[xxvi] Ibidem, p.79-80.
[xxvii] Denis Reynaud, Problèmes et enjeux littéraire en histoire
naturelle au XVIIIe siècle, Thèse soutenue à l’Université de Lyon II en
1988, p.313-324.
[xxviii] Joseph Bernard, marquis de Chabert, Voyage fait par ordre du
roy en 1750 & 1751, dans l’Amérique septentrionale, pour rectifier les
cartes des Côtes de l’Arcadie, de l’Isle Royale & de Terre-Neuve, &
pour en fixer les principaux points par
des observations Astronomiques, Paris, Imprimerie royale, 1753, in-4°.
[xxix] Les Nouvelles de la République des lettres déclarent
ainsi que les savants de cabinet essaient plutôt de “deviner” que de “résoudre”
et “donnent des conjec-tures là où il faudroit des observations”.
[xxx] Marie-Noëlle Bourguet & Christian Licoppe, “Voyages, mesures
et instruments. Une nouvelle expérience du monde au siècle des Lumières” [in] Annales
H.S.S., sept.-oct. 1997, n°5, p.1115-1151 ; Robert Darnton, La fin
des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Paris, Odile Jacob,
1995 ; Lorraine Daston, “Marvelous Facts and Miraculous Evidence in Early
Modern Europe” [in] Critical Inquiry, n°18, 1991, p.93-124 ;
Christian Licoppe, La formation de la pratique scientifique, le discours de
l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris, La Découverte,
1996.
[xxxi] Sur ce sujet, voir Yasmine Marcil, “H.-B. de Saussure, savant ou
voyageur ?” [in] René Sigrist & Jean-Daniel Candaux, éd., H.-B. de
Saussure un regard sur la terre, Genève, Georg, 2001, “Bibliothèque d’Histoire des sciences”,
p.351-366.
[xxxii] Voir Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des
Lumières, Paris, Maspéro, 1971.
[xxxiii] D.J., “Voyageur” [in] Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers, Neuchâtel, Faulche et Cie, t. XVII,
p.477b.