Culture ou barbarie ?

les voyageurs français et la République de Pologne

durant la seconde moitié du XVIIIe siècle

 

Michel Marty

 

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Selon Dutens, la République de Pologne ne fait pas partie des pays les plus visités de l’Europe[i]. Les routes évoquées dans ses guides sont avant tout celles de l’Italie, de l’Autriche, de l’Allemagne, de la Prusse, de l’Angleterre, de la France, des Pays-Bas. Ce ne sont certainement pas les conditions du voyage qui constituent l’unique raison de ce désintérêt. Partout en Europe il est difficile de se déplacer en raison de la qualité souvent très médiocre des ouvrages d’art et du manque de sécurité qui affecte la plupart des itinéraires. Le cas du contrôleur général, Monsieur de Silhouette, qui mit trois jours pour se déplacer de Limoges à Poitiers, est, de ce point de vue parfaitement significatif. D’autre part, le passage des frontières ne pose pas encore de véritables problèmes[ii]. D’autres obstacles jouent en défaveur de la Pologne. Un certain nombre de pays jouissent en effet d’une renommée qui défavorise l’est de l’Europe. Le plus apprécié est sans doute l’Angleterre. Cette nation bénéficie d’un prestige à la fois politique et philosophique. Montesquieu, Voltaire célèbrent sa monarchie constitutionnelle, son libéralisme économique, ses philosophes dont les écrits sont traduits en France. Les Pays-Bas font également partie de cette catégorie. Un autre pays attire le citoyen éclairé en raison surtout de l’intérêt que manifeste son monarque pour les lettres et la philosophie, il s’agit de la Prusse. Frédéric II accueille dans sa résidence de Potsdam La Mettrie, Maupertuis, et, bien sûr, Voltaire[iii].On ne saurait oublier l’Italie qui attire, non pas tant en raison de l’actualité de ses beaux esprits que pour l’antiquité de ses ruines et les réflexions que peuvent susciter des richesses culturelles et artistiques très appréciées. A cela, il convient d’ajouter le goût de la fantaisie et les plaisirs de la vie. Bien que située dans ce que l’on appelle alors le nord de l’Europe, et très peu évoquée par Dutens, la Russie connaît également un certain crédit. Cet empire est dirigé par Catherine II de 1762 à 1796. Elle égale, dans les louanges qui lui sont décernées, son rival prussien. Ses relations avec Voltaire et Diderot permettent à sa gloire d’être reconnue et à sa politique d’expansion, notamment au détriment de la Pologne, de rencontrer un accueil favorable en France au nom de la Raison et de la lutte contre le fanatisme [iv].

 

 

Les voyageurs français en Pologne durant la seconde moitié du XVIIIe siècle

Si la Pologne n’est pas un lieu aussi recommandable que la Prusse, l’Italie ou l’Angleterre, cela signifie que les motifs qui poussent ceux qui ont décidé de s’y rendre ne sont pas les mêmes. De fait, rares sont les voyages d’agrément ou d’instruction qui conduisent jusqu’à Varsovie, Cracovie ou Vilno. A notre connaissance, un seul a lieu de 1783 à 1785, il s’agit du voyage du baron Charles de Paule Baert du Hollant. La relation de ce périple a fait l’objet d’un récit manuscrit[v].

Les autres voyages qui ont fait l’objet d’une relation répondent à des préoccupations plus concrètes. Ainsi, la recherche de la fortune et de la gloire constitue une motivation importante pour un certain nombre de voyageurs. Bernardin de Saint-Pierre, après avoir été sommé de quitter la Russie par Catherine II en raison de son projet de création d’une colonie républicaine au bord de la mer d’Aral, propose ses services à Stanislas-Auguste[vi]. Celui-ci finit par lui proposer [vii] un modeste poste dans une garnison lointaine, ce qui le désappointe beaucoup et le décide à poursuivre sa route vers d’autres horizons.

Un peu plus tard, un autre personnage suit un itinéraire, pour le moins aussi mouvementé. Claude Méhée de La Touche, né à Meaux, en 1760 et mort à Paris en 1826, représente le type même de l’aventurier des Lumières[viii]. Entré jeune dans la police royale, il part pour la première fois en Pologne en 1787. Il doit alors mettre en place un projet d’exportation vers le Dniestr auquel Beaumarchais n’est pas étranger[ix]. Il part ensuite vers la Russie où il noue des liens avec la cour de Saint-Pétersbourg. Il est à nouveau présent en Pologne, en 1791, comme journaliste à la Gazette de Varsovie. Ses critiques de la Constitution du 3 mai lui valent de nombreuses inimitiés dans cette capitale et l’obligent à rentrer en France. Il devient, par la suite, secrétaire adjoint de Tallien à la commune de Paris et occupe diverses fonctions dans l’administration révolutionnaire et impériale[x].

D’autres suivent un itinéraire plus ordinaire. Louis-Antoine de Caraccioli, oratorien et pendant longtemps enseignant au collège de Vendôme, décide d’entreprendre une longue série de voyages dans toute l’Europe. Il réside en Pologne, vraisemblablement de 1755 à 1756. Dans ce pays il est engagé comme gouverneur des enfants du comte Rzewuski. Durant ce séjour, il rédige un de ses ouvrages, La Vie de Wenceslas Rzewuski[xi]. Il obtient du dernier roi de Pologne électeur de Saxe, Auguste III, un brevet de colonel. Il attendra vingt ans pour publier son premier ouvrage important sur la Pologne, véritable plaidoyer pour la république qui vient d’être partagée : La Pologne telle qu’elle est, telle qu’elle a été, telle qu’elle sera[xii].

Le séjour effectué par Hubert Vautrin s’inscrit dans la même perspective que celui effectué par Caraccioli. Il en diffère cependant par sa durée, Vautrin reste en Pologne quatre années, de 1778 à 1782, et par l’implication que cela suppose dans la vie du pays. Est-ce pour cette raison que Vautrin -ancien jésuite- sera un des plus virulents critiques de ce pays alors que Caraccioli sera plus nuancé, dans certains cas même élogieux à l’égard de la noblesse polonaise ? Certainement les problèmes rencontrés par ce voyageur ainsi que son peu d’enthousiasme au départ vers ce qu’il ne cessera de considérer comme un exil, sont à l’origine de jugements amers et sans indulgence. Mis dans une situation très difficile en raison de l’expulsion des jésuites en 1764, il appartient à la compagnie depuis 1759, il rencontre à Strasbourg, en 1777, Élisabeth Sapieha, personnage important d’une famille de magnats lituaniens. Elle lui propose un poste de précepteur auprès de son fils Casimir Nestor. Vautrin accepte et arrive en Lituanie en novembre 1778. Il y restera jusqu’en 1782. Très vite son élève, dont il ambitionnait d’être le mentor, se détourne du programme austère prévu qu’il avait préparé pour se consacrer à ce qui fait l’ordinaire d’un magnat : beuveries, ripailles et duels. Ce milieu frustre ainsi que les difficultés qu’il rencontre pour se faire rétribuer accentuent l’amertume de l’ancien jésuite et expliquent le ton volontiers ironique de l’ouvrage qu’il consacre à la Pologne, L’Observateur en Pologne[xiii].

D’autres voyageurs, à la suite de la Révolution française, et en raison de leur décision d’émigrer, passeront par la Pologne. C’est le cas de Pierre-Nicolas Anot et de François Malfillâttre, deux prêtres réfractaires qui ne rentreront en France qu’après la signature du Concordat[xiv]. Fortia de Piles et son compagnon Boisgelin de Kerdu appartiennent à la noblesse et effectuent également un voyage en Europe qui les amène à passer par la Pologne après un bref séjour en Russie. Ils rentreront en France dès la chute de Robespierre. Le livre, rédigé par Fortia de Piles, durant et après le voyage, a cependant une ambition différente de ceux de ses prédécesseurs. Il se présente comme un guide destiné à aider le voyageur qui souhaiterait suivre les mêmes itinéraires[xv].

A ces raisons, le plus souvent personnelles, qui poussent le voyageur sur les routes difficiles de la Pologne, il convient d’ajouter celles qui obéissent à des impératifs politiques et diplomatiques. Ce sont alors des missions effectuées le plus souvent à la demande des autorités françaises. Parfois des Français sont invités par les autorités polonaises en vue d’effectuer un travail d’expertise et de conseil. On ne mentionnera ici que les voyageurs dont l’action et les écrits nous ont semblé particulièrement significatifs.

Ainsi, dans la catégories des voyages diplomatiques, le déplacement du marquis de Fougières accompagnant le nouvel ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg a donné lieu à une description très détaillée de la Pologne[xvi]. Dans un autre registre, le récit que l’Abbé Chappe d’Auteroche, envoyé en mission scientifique en Sibérie par Louis XV, fait de son périple comporte plusieurs chapitres consacrés à la République du Nord[xvii]. Les témoignages, laissés par les officiers français envoyés par Louis XV pour soutenir la Confédération de Bar, sont également très instructifs[xviii]. Il faut enfin évoquer la correspondance diplomatique concernant la période révolutionnaire. Celle-ci révèle l’intérêt porté aux événements de Pologne et les hésitations des membres du Comité de Salut Public, notamment Robespierre, à l’égard des insurgés polonais[xix].

es autorités polonaises ont aussi invité des Français pour les aider dans leur tentative de réforme. L’abbé Baudeau[xx], Madame Geoffrin[xxi], Dupont de Nemours[xxii], parmi les plus connus, ont laissé des écrits significatifs concernant leur mission et les difficultés qu’ils avaient rencontrées.

 

 

Opinions des philosophes et représentations littéraires

Les témoignages des voyageurs français sont le plus souvent accablants pour cette république aristocratique. Ils semblent illustrer ce passage de l’article du Chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie :

 

La Pologne telle qu’elle est aujourd’hui dans le moral et dans le physique, présente des contrastes bien frappants; la dignité royale avec le nom de république; des lois avec l’anarchie féodale; des traits informes de la république romaine avec la barbarie gothique; l’abondance et la pauvreté[xxiii].

 

La rhétorique fondée sur l’antithèse permet de souligner des coexistences honteuses aux yeux du citoyen éclairé. Comment en effet une république peut-elle être doté d’un monarque ? Comment des lois peuvent-elles conduire à l’anarchie ? Et comment peut-on faire cohabiter république romaine et barbarie gothique ? Le problème de la Pologne c’est qu’elle ne s’est pas encore débarrassée de survivances anachroniques qui l’empêchent de se développer, qui ne permettent pas aux Lumières de l’atteindre.

Cette oscillation entre Lumières et obscurité traduit une hésitation, les difficultés qu’éprouve le citoyen éclairé à juger ce pays. L’emploi, dans cet article, des termes barbare et barbarie le traduit parfaitement. Si le mot “barbarie” désigne une réalité que l’on condamne, le “barbare” peut être jugé de façon positive car il représente la robustesse guerrière et l’esprit d’indépendance :

 

Les Romains qui soumettaient tout, n’allèrent point affronter les Sarmates. Ce paradoxe historique montre ce que peuvent la force du corps, une vie dure, l’amour naturel de la liberté, et un instinct sauvage qui sert de lois et de rois. Les nations appelaient les Sarmates des brigands, sans faire attention qu’elles avaient commencé elles-mêmes par le brigandage.”

 

La notion de sarmatisme révèle également les hésitations de l’élite éclairée sur le fait polonais. A l’origine il s’agit de l’idéologie de l’État polonais en cours de formation au seizième siècle. Elle sert ensuite à légitimer les droits de la noblesse considérée comme un rempart face aux incursions tartares ou turques[xxiv]. En France ce terme est introduit au moment où se développent les relations franco-polonaises avec l’élection d’Henri de Valois sur le trône de Pologne en 1573. Il est alors synonyme de splendeur guerrière et de courage. Au dix-huitième siècle la signification de ce terme devient ambiguë. Pour Voltaire, Diderot, Grimm, le Chevalier de Jaucourt, il s’agit, dans le meilleur des cas, d’un folklore aristocratique et le plus souvent de la survivance anachronique d’une époque dépassée, voire imaginaire. La tradition qu’il représente favorise la barbarie et ne permet pas aux Lumières de se développer. D’autres, comme Rousseau, considèrent qu’il s’agit d’un élément essentiel de la culture nationale, susceptible, dans ce qu’il a de meilleur, de fournir les bases d’une renaissance de l’État[xxv]. Pour cela les Polonais doivent d’abord se débarrasser des influences étrangères. La littérature française se fait l’écho de cet autre regard, notamment à travers les oeuvres de Louvet[xxvi] et de Marat[xxvii] qui développent les figures de héros vertueux et courageux, en lutte pour l’indépendance de leur patrie. Il convient d’ajouter que ce clivage apparaît au moment des troubles provoqués par la Confédération de Bar, de 1768 à 1771 et du second partage. Ces événements semblent avoir renouvelé l’intérêt pour la Pologne dans une perspective plus favorable.

 

 

Témoignages et points de vue des voyageurs

Les textes des voyageurs n’échappent pas à ces débats. Ainsi, pour Vautrin, le sarmatisme est d’abord une notion qui ne repose sur aucune réalité scientifique :

 

Nous sommes donc autorisés à regarder les habitants de la Pologne et des Russies comme indigènes, et faisant partie d’une famille immensément répandue, qu’on aurait pu désigner sous la dénomination générale de sarmate ou de d’esclavonne, sans que les Polonais ni les Russes aient été pour cela les Sarmates ou les Esclavons vaincus ou vainqueurs des Romains: ils étaient par rapport aux anciens relégués au bout du monde, dans des espaces imaginaires.[xxviii]

 

Dès lors les descriptions proposées par cet auteur insistent sur la dimension barbare de la Pologne et la barbarie de ses habitants selon les définitions que donne de ces mots le Dictionnaire de l‘Académie[xxix]. D’abord la nature est hostile. Elle présente des paysages plats et des sols souvent marécageux. Cet ensemble correspond, pour Buffon que Vautrin mentionne à plusieurs reprises, à une étape particulière de l’évolution terrestre au cours de laquelle les eaux viennent de se retirer. Dans un tel contexte, l’homme est un sauvage subissant encore les caprices de la nature[xxx]. Les activités humaines sont notamment soumises au climat et présentent des caractéristiques qui ne cessent d’étonner le voyageur habitué à des comportements opposés. Ainsi c’est durant l’hiver que l’homme paraît le plus actif alors que l’été plonge l’ensemble du pays dans la torpeur. La vie en société révèle également des traits qui correspondent plus à la barbarie qu’ à la civilisation. Dans ses observations, notre auteur poursuit son approche comparative. Ainsi les relations humaines sont essentiellement déterminées par des rapports de domination : ce qui implique souvent violence et cruauté. Les arts de la table sont peu développés et frustres. Quant à la sociabilité, elle est bien éloignée des charmes de la conversation, élément essentiel de la société des Lumières :

 

Le soir, je baille à côté d’une très gracieuse princesse, d’un ou de deux officiers russes de la plus grande taciturnité. Je me retire après onze heurs, fatigué de l’inaction et de l’inutilité.”[xxxi].

 

La masse paysanne, très largement majoritaire, est encore soumise au servage et subit des traitements inhumains. La communauté juive, plus importante qu’en France et bénéficiant de quelques privilèges, joue le plus souvent le rôle d’intermédiaire ce qui implique, vexations et brutalités[xxxii]. Quant à la culture des nobles et des magnats, elle est fondée principalement sur les règles de la société aristocratique dans laquelle le paraître l’emporte sur l’être. L’analyse des institutions, que propose Vautrin, confirme pour l’essentiel les remarques du Chevalier de Jaucourt dans son article sur la Pologne.

Si la plupart des voyageurs ont, dans l’ensemble, la même opinion de la Pologne et de ses habitants, certains apportent cependant des nuances, notamment sur la notion de sarmatisme. Ainsi Caraccioli donne à cette notion la valeur d’un mythe unificateur :

 

Les Polonais, anciennement connus sous le nom de Sarmates, n’écrivirent leur histoire, pendant plusieurs siècles, qu’avec un cimeterre et leur propre sang; et tandis qu’on les supposait barbares, ils consolidaient aux dépens de leur propre vie, leur gouvernement et leur liberté.”[xxxiii].

 

Cette lutte incessante explique, selon l’auteur la situation, pour le moins modeste, des sciences et des arts :

 

Ainsi la nation polonaise est vraiment excusable, si elle n’avança  que lentement dans la carrière des sciences. A chaque pas elle trouvait des obstacles qui ne lui permettaient pas d’aller loin. Il fallait continuellement quitter la plume pour prendre le sabre; de sorte que les écrivains polonais furent comme les éclairs qui se forment au sein des nuages.”[xxxiv]

 

Cette différence d’appréciation se radicalise à la fin du siècle car elle s’inscrit dans des enjeux politiques et diplomatiques. Les partages qui, peu à peu, conduiront à la disparition de la Pologne en 1795[xxxv], sont à l’origine de cette évolution.

Les auteurs qui considèrent ce pays comme une survivance barbare devenue dangereuse, en raison des liens qui se tissent entre insurgés de Varsovie et jacobins français, soutiennent la partition du pays au nom de la raison, de la tolérance et du bonheur des peuples. Ils reprennent alors des arguments presque semblables à ceux qui furent développés, notamment par Grimm, au moment de la Confédération de Bar[xxxvi]. C’est le cas de Fortia de Piles qui déclare :

 

Les Polonais entourés de trois puissances ambitieuses et guerrières, devaient oublier le rôle qu’ils avaient joué dans l’histoire et se jeter dans les bras du souverain le plus proche, en faisant avec lui un pacte raisonnable qui aurait été accepté avec empressement. Les nobles polonais eussent été transformés en gentilshommes prussiens, autrichiens, ou russes; quel mal en eût-il résulté pour eux ? Le peuple y aurait gagné la liberté, au moins des deux parties assez heureuses pour échoir à l’Empereur ou au roi de Prusse et la troisième n’y aurait rien perdu. Aujourd’hui ce que la Pologne pouvait accorder de plein gré lui est arraché par la force.”[xxxvii].

 

Dans un tel contexte, l’auteur ne peut qu’être surpris par le comportement de certains Polonais qui préfèrent, après le second partage, en 1793, retourner dans la partie de leur pays restée indépendante et choisir ainsi, selon lui, l‘asservissement[xxxviii] :

 

Heureux les Polonais que leur sort a conduit sous la domination prussienne et surtout autrichienne ! Cependant, croira-t-on que peu de temps après l’affranchissement de ses nouveaux sujets de Galicie, l’Empereur a été obligé d’établir un cordon de troupes sur les frontières, pour arrêter la désertion des ci-devants Polonais qui, fatigués de la liberté dont ils jouissaient à peine, rentraient en foule en Pologne, pour s’y vendre à des seigneurs et reprendre le joug de l’esclavage. Voilà de quoi répondre à ceux qui prétendent que tous les hommes sont faits pour la liberté.”[xxxix].

 

Plus tard, de retour à Paris, Fortia de Piles saluera ainsi la victoire des Russes sur l’insurrection de Kosciuszko :

 

Les armées russes ont anéanti ces institutions monstrueuses, et la Pologne doit bénir le jour de sa défaite : c’est être victorieux que d’avoir secoué le joug des scélérats qui la tenaient asservie: un nouveau partage paraît devoir être la suite de cet événement. Dans quelques mois, peut-être, le nom de Pologne n’existera plus, ou s’il est quelque partie de cette vaste contrée qui n’entre dans le lot d’aucun des trois copartageants, ce sera la plus à plaindre; et nous la verrons bientôt lasse de ce qu’elle nomme sa liberté, écrasée sous le poids de ses maux, supplier une des plus puissantes voisines de l’admettre au nombre de ses possessions.”[xl].

 

A l’opposé, Pierre Parandier, agent du Comité de Salut Public, chargé d’établir des contacts avec les Polonais exilés qui refusent le second partage, et partisan d’une alliance avec Kosciuszko, ne peut plus que souligner les difficultés qu’il éprouve pour remplir sa mission. Un véritable cordon sanitaire a été établi autour de la France jacobine et de la Pologne insurgée[xli]. La grandiloquence révolutionnaire apparaît bien vaine face aux frontières érigées par les États :

 

Vainement, j’ai fait cent cinquante lieues en Allemagne pour tâcher de gagner la Pologne, il m’a été aussi impossible d’y pénétrer par la Prusse que par les États autrichiens. dans les circonstances actuelles, convaincu de l’inutilité de ma mission et de l’impossibilité de la remplir, je suis venu à Altona, ville danoise, y attendre les ordres du Comité de Salut Public.[xlii].

 

Désormais, les nouvelles provenant de la République de Pologne ne parviennent que de manière indirecte, annonçant sa disparition de la carte de l’Europe.

 

 

 

Les événements qui alimentent Le débat sur les Lumières et la barbarie dans la République de Pologne semblent donc favoriser les partisans de la Raison. Pour ceux qui, héritiers de Rousseau, considèrent le sarmatisme et ses traditions comme les éléments d’une tradition indispensable au renouveau de la nation, il faudra attendre le siècle suivant au cours duquel on assistera au renouveau des cultures nationales. La Pologne deviendra alors un mythe auréolé des luttes pour l’indépendance associées à l’idéal de progrès démocratique.

 

Michel Marty

Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages

 

 



[i] Louis Dutens, Itinéraire des routes les plus fréquentées, ou journal d’un voyage aux villes principales de l’Europe, Paris, Lemaire, 1784.

[ii] Sur les problèmes que posent les déplacements en Europe à l’époque des Lumières, voir L’Europe des Lumières de René Pomeau. René Pomeau, L’Europe des Lumières, Paris, Stock, 1991.

[iii] Élisabeth Badinter, Les Passions intellectuelles, Paris, Fayard, 1999.

[iv] Albert Bertrand Lortholary, Les Philosophes du XVIIIe siècle et la Russie. Le Mirage russe en France au XVIIIe siècle, Paris, Boivin, 1951.

[v] Alexandre de Paule Baert du Hollant, Voyage en Pologne, en Prusse, en Courlande, en Russie, en Crimée, en Suède, en Norwege et en Danemarc, collection privée.

[vi] Jean Fabre, Stanislas-Auguste Poniatowski et l’Europe des Lumières, Paris, Ophrys, 1984, 2e éd.

[vii] Cet auteur a laissé sur la Pologne plusieurs ouvrages. Observations sur la Pologne [in] Œuvres complètes, Paris, Méquignon-Marvis, 1818, t.II; il s’agit de la relation de son voyage et de son séjour qui se situent juste au moment de l’élection de Stanislas Poniatowski. Un autre texte plus littéraire fait parler un paysan polonais qui s’adresse à l’impératrice de Russie afin qu’elle améliore le sort des paysans polonais, toujours soumis au servage, et qu’elle favorise l’élection d’un  roi d’origine polonaise, Le Vieux Paysan polonais [in] Œuvres complètes, Paris, Méquignon-Marvis, 1818, t.VI. On mentionnera enfin le Voyage en Sibérie, qui évoque très brièvement les paysages polonais et qui surtout met en présence, dans un dialogue, les différents protagonistes, prussiens, autrichiens, russes, qui se disputent cette partie de l’Europe. Voyage en Sibérie, Paris, Didot, 1807.

[viii] Suzanne Roth, Les Aventuriers au XVIIIe siècle, Paris, Galilée, 1980; Alexandre Stroev, Les Aventuriers des Lumières, Paris, P.U.F., 1997.

[ix] Gunnar et Marvis von Proschwitz, Beaumarchais et le courrier de l’Europe, Oxford, Voltaire Foundation, 1993.

[x] Méhée de La Touche a consacré deux ouvrages à la Pologne : Histoire de la prétendue révolution de Pologne avec un examen de sa nouvelle constitution, Paris, Buisson, 1792 ; Mémoires particuliers et extraits de la correspondance d’un voyageur avec feu Monsieur Caron de Beaumarchais sur la Pologne, la Lituanie, la Russie... Hambourg, Paris, Galland, 1807. Ces deux livres répondent en fait à des impératifs du moment bien précis. Selon Edmund Marek, le premier texte, qui est un pamphlet contre la Constitution du 3 mai, aurait été rétribué par Félix Potocki, l’un des instigateurs de la confédération de Targowica regroupant les magnats opposés à cette constitution et partisans de la Russie. Cette opposition est à l’origine du second partage en 1794; Edmund Marek, La Constitution du 3 mai 1991 dans la littérature polonaise et française, Lille, Le Club, 1991. Le second texte comprend des lettres que l’auteur aurait adressé à Beaumarchais. Sa parution en 1807 est sans doute due à l’intérêt manifesté en France pour la Pologne à la veille de la création par Napoléon Ier du Grand-duché de Varsovie. On remarque d’ailleurs un ton beaucoup plus favorable aux Polonais que dans le pamphlet de l’époque révolutionnaire. Sur Méhée de La Touche, voir les ouvrages et articles suivants : Olivier Blanc, Les Espions de la Révolution et de l’Empire, Paris, 1995 ; Jerzy Lojek et François Moureau lui consacrent une notice dans le Dictionnaire des journalistes, Grenoble, Centre des sensibilités, 1983, p.147-149 ; enfin, Alfred Cobban a consacré un article au rôle qu’il a joué en Angleterre : “The Great Mystification of Méhée de la Touche” (La grande mystification de Méhée de la Touche) [in] Bulletin of the Institute of Historical Research, University of London, Athlone Press, 1968, t. XLI, p.100-106.

[xi] Louis-Antoine de Caraccioli, La Vie du Comte Wenceslas Rzewuski, Liège, Tutot, 1782.

[xii] Louis-Antoine de Caraccioli, La Pologne telle qu’elle a été, telle qu’elle est, telle qu’elle sera, Varsovie, Poitiers, Chevrier, 1775. Le même auteur a consacré des pages intéressantes à la Pologne et à la Russie dans une relation de voyage en Europe, Voyage de la raison en Europe, Compiègne, Bertrand, 1772.

[xiii] Hubert Vautrin nous a d’abord laissé une longue lettre manuscrite écrite durant les premiers mois de son séjour: Lettre de Pologne,  mai 1778, Collection François Moureau. Les éléments de cette correspondance ont ensuite servi à la rédaction de L’Observateur en Pologne, Paris, Giguet et Michaud, 1807. On remarquera que la publication de cet essai a lieu la même année que d’autres ouvrages comme celui de Méhée de La Touche, cité précédemment, ou de Ruhlière, Histoire de l’anarchie de Pologne, in Oeuvres posthumes, Paris, Auguis, 1819. Sur la biographie d’Hubert Vautrin des informations inédites et précieuses sont contenues dans la préface de l’anthologie de Waclaw Zawadzki, Polska Stanislawowska w oczach cudzoziemcow (La Pologne de Stanislas-Auguste vue par les étrangers) Warszawa, Panstwowy Instytut, Wydawniczy, 1963.

[xiv] Pierre-Nicolas Anot, François Malfillâtre, Les Deux Voyageurs ou lettres sur la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, la Pologne, la Prusse, l’Italie, la Sicile et Malte; contenant l’histoire, la description, les anecdotes les plus curieuses de ces différents pays avec des observations sur les mœurs, les usages, le gouvernement, la littérature et les arts, Paris, Brigot, 1803.

[xv] Alphonse Marie Fortia de Piles, Louis de Boisgelin de Kerdu, Voyage de deux Français en Allemagne, Danemark, Suède, Russie et Pologne, fait en 1790-1792, Paris, Desenne, t.V.

[xvi] Marquis de Fougières, Relation du voyage de M. le marquis de l’Hospital, Ambassadeur de France à la cour de Russie en 1757, par M. le marquis de Fougières fils qui l’accompagne dans cette ambassade, Bibliothèque municipale d’Auxerre, G.116 (104).

[xvii] Chappe d’Auteroche, Voyage en Sibérie, fait par ordre du roi en 1761; contenant les mœurs, les usages des Russes, et l’état actuel de cette puissance; la description géographique et le nivellement de la route de Paris à Tobolsk; l’histoire naturelle de la même route; des observations astronomiques, et des expériences sur l’électricité naturelle, enrichi de cartes géographiques, de plans, de profils du terrain, de gravures qui représentent les usages des Russes, leurs mœurs, leurs habillements, les divinités des Calmouks, et plusieurs morceaux d’histoire naturelle, Paris, Debure, 1768.

[xviii] Les témoignages des officiers français qui ont servi comme conseillers auprès de la Confédération de Bar sont réunis dans la correspondance diplomatique conservée aux archives du Ministère des Affaires étrangères. Dans la série “Correspondance politique”, sous-série “Pologne”, les volumes 299 à 306 contiennent la correspondance de ces officiers. On pourra également se reporter au travail de Wladislaw Konopczynski qui propose certains de ces  textes, notamment ceux de Dumouriez, en français, en les accompagnant d’indications précises concernant les protagonistes polonais. Wladislaw Konopczynski, Materialy do dziejow wojny Konfederackiej (Matériaux pour l’histoire des guerres de la Confédération), Akademia Umiejetnosci, Archiwum Komisii Historji wojskowej n°1, Krakow, Gebethner et Wolf, 1931.

[xix] La correspondance de Pierre Parandier, ancien agent de Vergennes passé au service du Comité de Salut Public est, à cet égard, très instructive. On pourra se  référer aux volumes 322, 323 de la série “Correspondance politique”, sous-série “Pologne” ainsi qu’au volume n°28, dans la série “Mémoires et documents”, sous-série “Pologne, 1754-1812”.

[xx] Nicolas Baudeau, Lettre au marquis de Mirabeau, 16 février 1769 [in] L’Ephéméride du citoyen, Paris, 1769, t.3, p.201-204 ; Projet pacifique sur les affaires de Pologne, correspondance adressée au duc d’Aiguillon, 24 janvier 1772, Archives diplomatiques, série “Correspondance diplomatique”, sous-série “Pologne”, 302 ; Lettres historiques sur l’état actuel de la Pologne et sur l’origine de ses malheurs, Amsterdam-paris, Didot, 1773.

[xxi] Madame Geoffrin, Correspondance du roi Stanislas Auguste et de Madame Geoffrin, 1764-1777, Paris, Plon, 1875. Sur le voyage de Madame Geoffrin à Varsovie, on pourra lire l’étude de Marietta Martin, Une Française à Varsovie en 1766, Madame Geoffrin chez le roi de Pologne Stanislas-Auguste, Paris, Bibliothèque polonaise de l’Institut d’Etudes slaves, 1934.

[xxii] Sur les missions des physiocrates français en Pologne, l’ouvrage d’Ambroise Jobert, bien qu’ancien, reste toujours d’actualité: Ambroise Jobert, Magnats polonais et physiocrates français, Dijon, 1941.

[xxiii] Louis de Jaucourt, “Pologne” [in] Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences et des arts, Neufchâtel, Faulche, 1765, t. XII, p.925.

[xxiv] Stanislaw Cynarski, “Uwagi nad problematyka sarmatyzmu” (remarques sur la problématique du sarmatisme) [in] Krakow sarmacki (Cracovie sarmate), Krakow, Secesja, 1992.

[xxv] Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée [in] Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, “La Pléiade”, t. III. Dans cette attitude plutôt positive à l’égard de la Pologne, il convient de signaler le rôle joué par Michal Wielhorski, représentant à Paris de la Confédération de Bar, chargé de s’assurer le soutien de Versailles et le concours des philosophes. C’est lui qui proposera à Mably puis à Rousseau de rédiger des projets de réforme pour la Pologne. Il écrira lui-même un véritable plaidoyer pour la défense des privilèges de la noblesse, notamment le Liberum veto : O przywroceniu dawnego rzadu wedlug pierwiastkowy Rzeczypospolitej ustaw, s.l. 1775; ce livre paraît également à Londres, traduit en français : Essai sur le rétablissement de l’ancienne forme du gouvernement de Pologne, suivant la constitution primitive de la République, Londres, 1775.

[xxvi] Jean-Baptiste Louvet, Les Amours du Chevalier de Faublas, Paris, l’auteur, an VI (1798).

[xxvii] Jean-Paul Marat, Les Aventures du jeune comte Potowski, publiées pour la première fois par le bibliophile Jacob (P. Lacroix), Paris, L. Chlendowski, 1848.

[xxviii] Hubert Vautrin, L’Observateur en Pologne, op. cit., p. 78.

[xxix] “BARBARE. adj. de t. g. Cruel, inhumain. Ame barbare. Cœur barbare. N'attendez aucune miséricorde, aucune grace de ces gens-là, ce sont gens barbares.

Il signifie figurément, Sauvage, qui n'a ni Loix, ni politesse. C'est un peuple barbare.”

“BARBARIE. s. f. Cruauté, inhumanité. Tout le monde déteste la barbarie de ces peuples, la barbarie de cet homme-là.

BARBARIE, signifie aussi, Manque de politesse. La barbarie étoit grande en ce temps-là. Le Roi François Premier a rétabli les belles Lettres en France, & en a chassé la barbarieDictionnaire de l’Académie, Paris, Brunet, 1762.”

[xxx] Numa Broc indique que selon Buffon “les terres nouvelles sont non seulement basses, mais encore remplies de marais, de lacs, de forêts, et leurs habitants sont “sauvages et sans industrie” ; au contraire, les terres anciennes sont asséchées, défrichées et les hommes, par leurs travaux, ont donné “à la terre une face toute différente de celle des pays inhabités ou nouvellement peuplés”. ” Numa Broc, La Géographie des philosophes, géographes et voyageurs français au XVIIIe siècle, Université de Strasbourg-Paris, Ophrys, 1975, p.220.

[xxxi] Hubert Vautrin, Lettre de  Pologne..., op. cit., f.1.

[xxxii]  Daniel Tollet, Histoire des Juifs en Pologne, Paris, PUF, 1994.

[xxxiii] Louis-Antoine de Caraccioli, La Pologne telle qu’elle est..., op. cit., p.7.

[xxxiv] Louis-Antoine de Caraccioli, La Pologne telle qu’elle est..., op. cit., p.57.

[xxxv] Daniel Tollet, “Les partages de la Pologne et l’Europe” [in] Revue de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1994, n°1. Voir également Michel Marty, “Aux confins des Lumières: partages et disparition de la République de Pologne, 1772-1795”. Communication présentée au colloque Borders and Boundaries in Eighteenth-Century Europe, CIRBEL Université Montpellier III, University of Northumbria of Newcastle, Martin-Luther-Universität, Halle-Wittenberg; Newcastle, 22-23 juin 2001.

[xxxvi]La Pologne est aujourd’hui attaquée de cette fièvre dangereuse et convulsive dont l’Allemagne et la France étaient si grièvement malades dans les deux siècles précédents; il faut espérer que les médecins russes abrègeront le cours de la maladie.” Grimm, Correspondance littéraire, 15 août 1768, Paris, Garnier, 1879, t. VIII, p.157.

[xxxvii] Fortia de Piles, Voyage de deux français..., op. cit., p. 102.

[xxxviii] Ce phénomène, qui pouvait être lié à des impératifs économiques, vient, d’une certaine manière, donner raison à Rousseau  qui conseillait aux Polonais : “Vous ne sauriez empêcher qu’ils ne vous engloutissent, faites au moins qu’ils ne puissent vous digérer.” Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne..., op. cit., p.960. Cette phrase est reprise, traduite en polonais à la fin du célèbre texte anonyme publié à la veille de l’insurrection de Kosciuszko, O Upadku konstytucji  3 maia 1791 (De la chute de la constitution du  3 mai 1791), Metz, 1793.

[xxxix] Fortia de Piles, Voyage de deux français..., op. cit., p. 106.

[xl] Ibid., p. 105.

[xli] Sur les rapports entre les deux pays durant cette période, voir l’ouvrage de Boguslaw Lesnodorski, Les Jacobins polonais, Paris, Société des Etudes Robespierristes, 1965.

[xlii] Pierre Parandier, Lettre au Comité de Salut public, 20 pluviôse an VIII, ms. auto., ADI, CP 323, sous-série “Pologne”, f.16.

 

 

 

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