Portrait du voyageur
en honnête homme : la culture
de cour chez
Jean-Baptiste Tavernier
Frédéric Tinguely
¦
Dans l'histoire littéraire du Grand Siècle, la comparaison entre Tavernier
et Chardin est au récit de voyage en Orient ce que le parallèle entre Corneille
et Racine est à la tragédie : dans l'un et l'autre cas, le vieux précurseur
finit par faire pâle figure devant le génie de son jeune rival, que favorise
immanquablement la logique quelque peu biaisée d'une évaluation rétroactive[i].
Au regard de Chardin le polyglotte, du voyageur-philosophe se libérant de ses
préjugés pour s'initier comme Platon aux vérités orientales[ii],
Tavernier prend souvent des allures de négociant borné, peu ouvert à
l'altérité, indifférent à tout ce qui n'est pas susceptible de se transformer
en espèces sonnantes et trébuchantes. On connaît le jugement porté par Voltaire
dans son Essai sur les mœurs : “Tavernier parle plus aux marchands
qu'aux philosophes, et ne donne guère d'instructions que pour connaître les
grandes routes et pour acheter des diamants”[iii]. A
bien des égards, on continue de nos jours à rendre le même verdict : tout
en prenant la peine de rééditer les Six Voyages, Stéphane Yérasimos n'hésite
pas à y reconnaître l'“archétype du discours petit-bourgeois "français
moyen"”[iv];
quant à Dirk Van der Cruysse, il souligne à juste titre le “bagage humaniste”
de Chardin et, par contraste, la “culture plutôt limitée de cet autre
professionnel du voyage qu'est Jean-Baptiste Tavernier”[v].
Il est incontestablement des fautes de goût, des appréciations
hâtives, des priorités mercantiles que l'on ne pardonne pas à l'auteur des Six
Voyages. Les ruines de Persépolis, par exemple, ne lui semblent pas valoir
le temps d'un détour, et le constat désabusé d'un artiste hollandais nommé
Angel, qui a séjourné huit jours sur le site, vient pleinement le conforter
dans son opinion : “il avoüa qu'il avoit mal employé son temps, et que la
chose ne valoit pas la peine d'estre desseignée, ni d'obliger un curieux à se
détourner un quart-d'heure de son chemin”[vi].
Dans l'esprit de Tavernier, le temps se compte ici en tomans et les
opportunités du marché oriental ne sauraient être sacrifiées à quelque
curiosité désintéressée. Les remarques incroyablement péremptoires sur
lesquelles s'achève sa description de la Turquie et de la Perse préviennent
d'ailleurs une dernière fois le futur voyageur contre toute tentation de ce
genre :
“J'ay esté curieux de bien connoître les choses, je les ay
regardées d'assez prés, et je suis obligé d'avertir le Lecteur qu'il ne doit
pas aller en Asie pour y chercher les beaux arts, et qu'il n'y trouvera point,
ni pour la peinture, ni pour la sculpture, ni pour l'orfévrerie, ni pour le
tour, ce qu'il voit dans nostre Europe. Pour ce qui est des tapis, de la
broderie, et des brocars d'or, d'argent, et de soye qui se font en Perse, et
que nous admirions autrefois en France, tout cela cede aujourd'huy à nos
nouvelles Manufactures, les Persans admirant à leur tour les riches étoffes qui
se font dans nos Provinces; et quand nous les leur portons elles sont
incontinent achetées pour le Roy et pour les Grands du païs. Ils n'entendent
rien aussi à l'architecture, et on ne verra point enfin dans toute l'Asie aucune
des beautez ni des richesses du Louvre et des autres Maisons Royales de France,
qui surpassent infiniment par l'excellence de l'ouvrage tout ce qu'il y a de
plus magnifique chez tous les Monarques de l'Orient”[vii].
Les
merveilles orientales sont désormais importées d'Occident. Exception faite bien
sûr des diamants de Golconde, tout ce qui n'est pas acheminé de la sorte ne
présente aucun intérêt pour le marchand Tavernier et se trouve donc dénué de
valeur esthétique. A lire ces lignes, on est en droit de se demander comment un
homme affligé d'un tel nombrilisme culturel a pu parvenir à sillonner l'Asie
pendant des années, à évoluer habilement dans les sociétés turque, persane et
indienne, tirant toujours son épingle du jeu social et commercial, capitalisant
un prestige certain et réalisant surtout des bénéfices considérables.
On ne saurait répondre à cette question sans commencer par
réexaminer les propos mêmes qui la motivent. Lorsque l'auteur des Six
Voyages méprise superbement les réussites artistiques ou artisanales des
Persans, lorsqu'il vante de manière quasi exclusive les créations et les
produits français, il n'exprime pas seulement des préjugés de bourgeois
inculte, des vues étroites de négociant affairé : plus fondamentalement,
il se pose en véritable thuriféraire de la politique colbertiste et du monarque
inégalé dont elle sert la grandeur. Tavernier est certes peu savant, il n'a
vraisemblablement pas la plume facile[viii],
mais il sait comme personne adapter son attitude et son discours aux attentes
de Louis XIV, qui le reçoit et lui achète ses plus beaux diamants. Sujet
dévoué d'un fidèle client, il est anobli en 1669 et acquiert l'année suivante
la baronnie d'Aubonne, dans le Pays de Vaud; fort de cette assise helvétique
toujours susceptible de se transformer en refuge, il fait le choix de
l'intégration dans la société de cour française en dépit des vexations
croissantes qu'elle fait subir aux Réformés et qui, quelque quatre ans avant la
révocation de l'Edit de Nantes, pousseront son coreligionnaire Chardin à
s'exiler en Angleterre.
Les ouvrages de Tavernier sont invariablement dédiés à
Louis XIV. Dès la Nouvelle Relation de l'interieur du Serrail
(1675), le ton est donné et ne variera guère par la suite. Si le voyageur s'est
aventuré sur les pistes levantines, c'était moins par appât du gain - récente
noblesse oblige - qu'afin de recueillir des informations curieuses à
l'intention du Roi :
“Aussi ma plus forte passion dans mes voyages a toûjours esté
d'apprendre exactement la verité des choses les plus remarquables, parce que je
me proposois d'en rendre un jour compte à Vôtre Majesté”[ix].
L'entreprise
s'avère délicate, car il s'agit d'intéresser le Roi-Soleil sans pour autant
peindre des merveilles qui pourraient lui ravir son éclat. Aussi importe-t-il
de ne jamais perdre le sens des hiérarchies, quitte à tempérer a posteriori
certains élans d'enthousiasme :
“Il est vray que toutes ces merveilles de l'Empire du Turc, du
Persan et du Mogol, dont je parlois avec tant d'éloges à mon retour en France,
se sont presque effacées de mon esprit à la veuë des Grandeurs de vôtre Cour.
J'ay veu, SIRE, et pour la majesté, et pour la magnificence, et pour toutes les
qualitez heroïques qui distinguent les Roys d'avec leurs semblables, je ne sçay
quoy de si grand et de si extraordinaire dans vostre Personne sacrée, qu'il me
semble que tous les Roys de l'Asie et de l'Afrique ne sont faits que pour estre
un jour vos Tributaires, et que vous estes destiné pour commander à tout
l'Univers”[x].
Le détail
de l'enquête sur le Grand Sérail permet de prendre au moins par deux fois la
mesure de cette infériorité orientale, soit que la résidence quelque peu
carcérale du Sultan n'ait de loin pas le charme des palais de France et
d'Italie, soit que les jardins de Topkapi, en dépit des deux mille Bostangis
qui en ont la charge, n'atteignent guère à la propreté et à la beauté des
réalisations françaises[xi]. Les
nouvelles d'Orient sont plutôt bonnes : elles viennent très exactement
attester la gloire unique de Louis XIV telle que déjà la célèbre
Versailles.
Dans l'“Epistre au Roy” qui ouvre les Six Voyages,
Tavernier n'apparaît plus comme le vérificateur (désormais superflu) de cette
suprématie universelle, mais bien comme celui qui en a répandu la nouvelle
jusque dans l'Orient le plus lointain. Il s'agissait donc moins de connaître
que de faire connaître, de trouver des preuves de la grandeur française que
d'en porter un brillant témoignage :
“En tous les païs que j'ai parcourus, ma plus forte passion a
toûjours esté de faire conoître les qualitez heroïques de VOSTRE MAJESTÉ et les
merveilles de son regne, de donner une haute idée de sa puissance, et de
montrer combien ses Subjets excellent par leur industrie et par leur courage
sur les autres peuples de la terre”[xii].
S'il est déjà inconvenant de faire miroiter trop de merveilles orientales à Versailles, on imagine les dangers encourus par le héraut gyrovague proclamant la supériorité du Roi-Soleil dans les cours étrangères :
“J'ay hazardé souvent et ma fortune et ma vie, en élevant par
mes discours VOSTRE MAJESTÉ au dessus de tous les Princes de l'Europe et de ces
Rois d'Orient, méme en leur presence. Je suis sorti avec avantage de tous ces
perils, en imprimant le respect de vostre Nom dans le cœur de ces Barbares”[xiii].
Au moment
de la publication, les objectifs premiers du voyage se trouvent ainsi redéfinis
en fonction du nouveau statut de Tavernier et de ses préoccupations
courtisanes. Cette stratégie est sans doute encore dictée par des intérêts
bourgeois et mercantiles, mais elle témoigne incontestablement d'une maîtrise
consciente des codes et des usages en vigueur dans les hautes sphères de la
société française. Loin de ne concerner que les épîtres dédicatoires, ce
phénomène s'observe de manière récurrente au cœur du texte viatique, où il peut
prendre les formes les plus subtiles. Si l'œuvre du voyageur-écrivain ne brille
guère par le déploiement d'une culture livresque, elle se démarque en revanche
par la culture de cour qui l'investit et s'y donne à voir dans des dispositifs
savamment élaborés.
Les récits de Tavernier n'échappent pas au processus bien connu
d'héroïsation du voyageur par l'évocation circonstanciée des périls affrontés.
Mais défier avec succès les attaques des brigands ou la rigueur des éléments ne
saurait en aucun cas être un gage de civilité: dès lors qu'il adhère même
partiellement aux valeurs de la société de cour, le voyageur-écrivain doit tout
ensemble déplacer et policer l'espace de probation où il entend se mettre en
évidence. Du caravansérail au palais, du désert au jardin, il doit aussi
s'inventer un nouveau savoir-faire, un nouveau savoir-vivre : l'épreuve du
monde devient une épreuve mondaine.
De cette évolution témoigne assurément le portrait fort
avantageux que les Six Voyages brossent de leur auteur. Sous tous les
climats et dans toutes les circonstances, Tavernier évolue devant les monarques
orientaux telle l'incarnation même du parfait courtisan. La diversité des mœurs
ne le prend jamais au dépourvu; il trouve à chaque fois le mot juste, le geste
qu'on attendait de lui. Afin d'éviter de commettre un irréparable impair, il
n'hésite pas à payer de son bien et de sa personne : sa libéralité est
irréprochable, sa compagnie agréable jusque dans les beuveries[xiv].
De manière discrète, mais constante, le texte construit ainsi la figure idéale
d'un voyageur honnête homme parfaitement informé des différents usages du monde
et capable de s'y plier avec grâce.
Ces talents se manifestent mieux que partout ailleurs à la cour
de Perse, où le code des civilités se révèle aussi élaboré que dangereux à
transgresser. Il est à Ispahan des gestes qui ne se font pas deux fois: tel
marchand de Constantinople, pour avoir innocemment montré le monarque du doigt,
a aussitôt le bras tranché d'un coup de sabre; lors d'une beuverie royale, un
seigneur persan se livre à quelques bouffonneries de mauvais goût : il est
condamné à être dévoré par les chiens, puis a la chance toute relative de voir
sa peine commuée en bastonnade mortelle[xv].
Quand Tavernier évoque son entretien avec le Shah Abbas II et les
divertissements auxquels il est convié, il nous présente cet honneur suprême
comme une situation à haut risque et nous rappelle qu'“il est quelquefois
dangereux de prendre trop de familiarité avec les Princes”[xvi].
Son récit met dès lors l'accent sur le tact rendu nécessaire par cette
périlleuse proximité.
Au Roi qui lui demande de déclarer ses préférences en matière de
charme féminin, le voyageur prudent répond par exemple que la beauté dépend
fort “de l'opinion des hommes, et que ce qui est beau dans un lieu ne l'est
pas dans l'autre, parce que les coûtumes sont differentes, et qu'en cette
matiere de méme qu'en d'autres chacun a son goust”. Abbas II ne
saurait toutefois se satisfaire de telles généralités :
“Mais quel est ton sentiment des blanches et des noires?”, me
dît encore le Roy qui prenoit plaisir à ce discours. “Sire, lui répondis-je, si
j'avois à acheter des femmes, je ferois comme quand j'achete du pain, des
diamans et des perles, et je m'attacherois toûjours à celles qui auroient le
plus de blancheur”. Cette repartie fit rire le Roy, qui me fit donner
aussi-tost à boire dans sa coupe, ce qui est un grand honneur”[xvii].
Là où
nous verrions plutôt une plaisanterie raciste et misogyne, le souverain
safavide et les lecteurs français du dix-septième siècle perçoivent un joli
trait d'esprit. Tel qu'il se met en scène, Tavernier parvient à signifier sa
préférence en désamorçant tout potentiel conflictuel par un humour et un
relativisme de circonstance.
La manœuvre est encore plus délicate lorsqu'il s'agit pour lui de
choisir, en guise de cadeau royal, l'une des douze courtisanes animant la
soirée de leurs chants et de leurs danses. Après les avoir examinées “un
flambeau à la main”, Tavernier se décide pour la plus âgée, ce qui ne
manque pas d'étonner Abbas II :
“Le Roy m'en montra alors une autre de la main et me dit
pourquoy je n'avois pas plûtost pris celle-là qui estoit plus belle et plus
jeune, commandant à toutes les deux de me baiser l'une aprés l'autre, afin que je
sceusse si les caresses de la jeune ne valoient pas mieux que les caresses de
la plus âgée. Je repartis au Roy que si j'avois à prendre une de ces femmes, je
me tiendrois au choix que j'avois fait, croyant que la prudence se trouve avec
l'âge...”[xviii]
Choisir
la vieille courtisane, c'est tout ensemble obéir à l'injonction royale et en
neutraliser la logique tentatrice, se distancier de la frivolité persane en s'y
prêtant juste assez pour ne pas froisser le Shah. Dans la foulée de cette
habile esquive, le voyageur peut alors décliner sans offense la proposition
indécente et dire la fidélité bien connue des Français envers leur épouse
légitime...
On voit que Tavernier, fort de son entregent et de son esprit de
répartie, parvient à se tirer des situations les plus scabreuses en évitant
toujours le ridicule ou la disgrâce. Les qualités qu'il manifeste sont celles
d'un honnête homme dont l'espace de civilité s'est considérablement élargi, le
mouvement centrifuge des voyages contrebalançant dans son cas la dynamique de
centralisation propre à la société de cour. Indépendamment des succès
commerciaux obtenus auprès du Shah ou du Mogol, le seul fait que Tavernier
s'applique à se peindre sous ce profil révèle à n'en pas douter une conscience
aiguë des contraintes curiales dans leur caractère à la fois incontournable et
profondément relatif[xix].
Mais si le voyageur-écrivain s'est sans doute initié de manière progressive et
approximative à ces différents codes, il se garde bien d'inscrire dans son
récit la moindre hésitation ou maladresse de sa part.
Dans les Six Voyages, les faux pas
sont régulièrement attribués à des émissaires officiels, comme pour mieux faire
ressortir par contraste l'admirable faculté d'adaptation de l'auteur.
L'ambassadeur vénitien Domenico de Santis, en compagnie duquel Tavernier a
voyagé en 1644 d'Alep à Ispahan, remplit mieux que personne cette fonction de
faire-valoir. A peine arrivé en Perse, il heurte les bienséances de façon
spectaculaire lors d'un dîner offert par un gouverneur :
“Il arriva à l'Ambassadeur de faire une action indecente
durant le repas, et ce fut sa precipitation qui en fut cause. On ne se sert
point en Perse de cüilleres d'or ny d'argent comme en nostre Europe, mais
seulement de longues cüilleres de bois qui peuvent atteindre de loin. Comme il
y avoit un certain broüet dans une grande pourcelaine creuse qui garde
long-temps sa chaleur, l'Ambassadeur ayant avancé sa cüillere pour la remplir
et avalé tout d'un coup ce qui s'y trouva, il ne put jamais en supporter la chaleur
et, apres plusieurs grimaces, il fut contraint de rejetter le tout avec la main
en presence de toute la compagnie”[xx].
La
précision avec laquelle l'auteur analyse les raisons de cet incident révèle ses
compétences techniques et un sens de l'observation aussi utile au voyageur
qu'au courtisan[xxi].
Disséqué de la sorte, le geste malheureux trahit une double incivilité de la
part du Vénitien : tout d'abord, sa dangereuse précipitation est contraire
aux recommandations élémentaires des traités de savoir-vivre au moins depuis le
célèbre De civilitate morum puerilium d'Erasme (1530); ensuite, son
rejet ostentatoire indique une inaptitude à dominer une situation délicate
alors que la civilité se reconnaît justement à la maîtrise de soi dans les
circonstances difficiles[xxii].
Outre qu'il ne sait pas se tenir, Domenico de Santis souffre
d'une tare gravissime pour un ambassadeur auprès des cours orientales : il
regarde à la dépense[xxiii].
Or Tavernier insiste à maintes reprises sur la générosité stratégique dont il
faut savoir faire preuve à Ispahan comme à Delhi. Dans la relation qu'il
consacre aux laborieuses négociations menées par les cinq envoyés de Louis XIV
et de la nouvelle Compagnie des Indes orientales, il souligne l'effet
désastreux des trop modestes cadeaux offerts au “Nazar ou Grand-Maistre de
la maison du Roy” en septembre 1665 :
“Il faut dire les choses comme elles se sont passées, on se
moqua de ces beaux presens, et on en fit bien des risées aprés leur départ. Je
ne puis m'empescher icy de témoigner la honte que j'ay euë pour la Nation, que
ces Messieurs decrierent alors par leur vilain procédé et leur sale avarice, et
je veux bien avoüer sans vanité, que lors que j'ay fait quelques affaires, ou
avec le Roy de Perse ou avec les autres Roys et Princes de l'Asie, il n'y en a
point eu à qui je n'aye fait present de six à sept mille livres de joyaux ou de
pieces riches et curieuses, et quelquefois jusqu'à douze mille livres, comme je
fis au Grand Mogol à mon dernier voyage des Indes...”[xxiv]
Dans le
prolongement de leur regrettable lésine, les émissaires français qui
parviendront jusqu'en Inde manifesteront une “opiniastreté à tenir ferme
contre la coûtume du païs” qui sera “generalement blâmée”[xxv].
Si l'on ajoute à ce cortège de piètres ambassadeurs les Moscovites désireux
d'offrir au Shah un magnifique carrosse, mais incapables de l'acheminer à temps
pour l'audience à travers les canaux d'Ispahan[xxvi],
on comprend que Tavernier s'applique à nous présenter une sorte de panorama des
comportements fautifs parce que contraires aux usages des cours orientales. Sur
fond d'incompétence diplomatique généralisée, il en vient peu à peu à se
démarquer comme le seul maître des codes, comme le plus fidèle des sujets et,
de fait sinon de droit, le plus efficace des ambassadeurs[xxvii].
A plusieurs reprises, le voyageur se met ainsi en scène abordant
avec Abbas II des questions de politique internationale[xxviii].
Le Shah prend d'abord bien soin de tester les connaissances de son
interlocuteur en lui soumettant différents portraits :
“...sa Majesté me les montrant l'un aprés l'autre, je reconnus
aussi-tost le Grand Mogol Cha-Gehan, qu'Aureng-zeb, son fils, tenoit alors
prisonnier. Je reconnus aussi trois de ses fils, n'ayant pas veu le quatriéme.
J'y vis aussi les portraits des Roys de Golconda et de Visapour; celui du
Prince Chastakan, oncle maternel du Grand Mogol, et ceux de deux Rajas, que
j'avois connu à la Cour de ces Rois”[xxix].
La
réussite du petit examen permet à Tavernier de se présenter aux yeux du Shah,
mais aussi et peut-être surtout du Roi-Soleil, comme un familier des princes et
des monarques les plus lointains. Qu'il soit ensuite question du meilleur type
de gouvernement ou des relations diplomatiques entre la France et la Perse, les
propos du voyageur continuent de viser un double destinataire: ils tiennent
compte de ce que deux rois veulent entendre, de ce que deux cours autorisent à
dire. Le phénomène s'observe particulièrement bien lorsqu'il s'agit d'évoquer
Louis XIV devant Abbas II :
“...le Roy nous retint [Tavernier et le père Raphaël du Mans],
et nous demanda encore combien il y avoit de Rois en Europe, et lesquels
estoient les plus puissans. Je répondis à sa Majesté que c'étoit une verité
reconnuë de tout le monde que le Roy de France est le plus puissant de tous. Le
Roy me demandant de plus s'il estoit jeune, je luy dis qu'il n'avoit que
vingt-six ans, qu'il avoit un fils âgé de trois que l'on appelloit Dauphin de
France, et un frere unique âgé de deux ans moins que le Roy. En mesme temps je
tiray de ma pochete une medaille, comme celles que sa Majesté fit donner aux
Suisses au renouvellement de l'alliance. Le Roy de Perse fut long-temps à
considerer le portrait de sa Majesté...”[xxx]
Dans ce “sa
Majesté” dont le référent varie, dans cette phrase qui s'ouvre et se clôt
sur un “Roy” qui n'est plus le même, on reconnaît clairement les traces
d'une double énonciation, le souci d'être bien en cour à Versailles comme à
Ispahan. Jusque dans ses imperfections stylistiques, le texte de Tavernier
construit un dispositif spéculaire tout à fait cohérent qui favorise le
rapatriement du prestige capitalisé lors de la fréquentation des palais
orientaux.
Tout comme il a montré au Shah une médaille à l'effigie de Louis
XIV, le voyageur pourrait désormais tendre à celui-ci, lors d'un entretien
particulier, les portraits des souverains safavides ou mogols. Quant au récit
de ses aventures d'Orient, il serait sans doute très apprécié du Roi-Soleil et
viendrait d'ailleurs s'intégrer à merveille dans la symbolique de son lever
savamment orchestré; c'est en tous les cas au matin et dans la ruelle que
Tavernier a captivé le Grand Duc de Toscane Ferdinand II de Médicis, lors d'un
séjour à Livourne en mars 1664 :
“Pour moy, j'eus le privilege d'estre admis tous les matins
auprés de son lit où il me faisoit asseoir, et il ne s'en fallut guere que je
n'eusse tous les jours cet honneur jusqu'à mon départ [...]. Les heures que
j'estois aupres de luy se passoient à lire plusieurs memoires de mes voyages
que j'avois mis au net; mais le plus souvent il aimoit mieux que je luy
racontasse les choses de bouche, que de les entendre lire”[xxxi].
Si la
lecture se trouve ici écartée au profit du récit “de bouche”, c'est
peut-être pour le plaisir du Grand Duc, mais plus encore dans l'intérêt de
Tavernier : le parfait courtisan se reconnaît d'abord à la civilité de sa
conversation; désireux de se tenir toujours au plus près du monarque, il
conçoit nécessairement la médiatisation d'une parole écrite comme le risque
d'un parasitage et d'une mise à distance. A l'instar du Thamous de Platon, mais
pour de tout autres raisons, il entrevoit dans l'écriture le spectre d'une
amnésie, la menace de l'oubli dans lequel il appréhende lui-même de tomber.
Selon cette logique, la relation des Six Voyages constitue moins une
mise en forme définitive qu'une manière de mise en bouche. Elle se révèle en
grande partie orientée vers l'honneur suprême d'une performance orale en
présence du Roi de France[xxxii].
L'œuvre de Tavernier ne trouve ainsi pas seulement sa cohérence
et sa raison d'être dans la somme d'informations pratiques qu'elle destine aux
futurs aventuriers du commerce oriental : de façon plus discrète, plus
subtile, elle met constamment en scène les qualités curiales de son auteur et,
de ce fait, relève elle-même d'une stratégie courtisane. Le voyageur-écrivain
joue de sa civilité sur deux plans bien distincts : s'il se donne à voir
en honnête homme à Ispahan ou à Delhi, c'est pour mieux se positionner à
Versailles; s'il évoque les palais de l'Orient lointain, c'est pour se
rapprocher davantage du cœur de la société française. Par un mouvement de
renversement qui n'a rien encore d'une “révolution sociologique”, l'écriture de
l'ailleurs se trouve clairement recentrée et subordonnée à des objectifs de
cour, la diversité culturelle récupérée au service de l'abolition d'une
différence sociale. Plus encore que sa connaissance des usages étrangers,
Tavernier doit dès lors faire valoir sa rare capacité d'adaptation, sa
disponibilité devant les contraintes du cérémonial et de l'étiquette. La
culture de cour qu'il entend déployer sous les yeux de Louis XIV ne se limite
pas à la maîtrise de divers codes : plus fondamentalement, elle apparaît
comme une adhésion libre et consciente au principe même du jeu aulique, quelles
que soient les règles précises auxquelles il obéit selon les circonstances de
temps et de lieu. Peu importe en définitive que le Roi-Soleil ouvre ou non le
livre qui lui est dédié, contemple ou non le portrait liminaire de l'auteur en
costume d'honneur persan (xal'at) : en tant que narrataire de la
relation de voyage, il participe de toute façon à cette ambitieuse entreprise
de promotion et de légitimation. Il est en quelque sorte le spectateur, même
malgré lui, d'une version tout à fait sérieuse du Bourgeois Gentilhomme.
Frédéric
Tinguely
Université
de Genève
[i] On constate un même écart générationnel chez les deux voyageurs
et les deux auteurs tragiques : Tavernier est né en 1605, Corneille en
1606, Racine en 1639, Chardin en 1643. Il faut toutefois se souvenir que Tavernier,
s'il précède largement Chardin en Orient - il accomplit son premier voyage en
1631-1633, son sixième et dernier en 1663-1668, à l'époque du premier voyage de
Chardin -, fait une entrée tardive sur la scène éditoriale : son premier
livre, la Nouvelle Relation de l'interieur du Serrail, ne paraît qu'en
1675, c'est-à-dire quatre ans après Le Couronnement de Soleïmaan de
Chardin. Sur la polémique entre les deux auteurs à propos de ce dernier texte,
voir le beau livre de Dirk Van der Cruysse, Chardin le Persan, Paris,
Fayard, 1998, p.131-133.
[ii] La comparaison est de Rousseau : “Le Jouaillier Chardin qui a
voyagé comme Platon, n'a rien laissé à dire sur la Perse” (“Notes” au Discours
sur l'origine et les fondements de l'inégalité, in Œuvres complètes,
III, Paris, Gallimard, Biblio-thèque de la Pléiade, 1964, p.213).
[iii] Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations,
éd. R. Pomeau, Paris, Garnier, 1963, t. II, ch. CLVII, p.404.
Dans le contexte de ce chapitre sur le Mogol, le voyageur-philosophe opposé à
Tavernier n'est toutefois pas Chardin (qui n'a pas écrit sur l'Inde), mais
François Bernier, auteur de l'Histoire de la dernière Révolution des Etats
du Grand Mogol et des Mémoires sur l'Empire du Grand Mogol (Paris,
Claude Barbin, 1670-1671).
[iv] J.-B. Tavernier, Les six voyages en Turquie & en Perse,
Paris, Maspero/La Découverte, t. I, p.32. Il s'agit d'une édition
partielle.
[v] Op. cit., p.24. L'auteur s'appuie en outre
(p.24-25) sur les propos de Charles Joret, l'ancien biographe de
Tavernier : “On doit reconnaître que Chardin était, au point de vue de
l'instruction première et des connaissances générales, bien supérieur à
Tavernier” (Jean-Baptiste Tavernier, écuyer, baron d'Aubonne, Paris,
Plon, 1886, p.243). Sur la culture livresque de Chardin, voir aussi la
contribution de Dirk Van der Cruysse à ce collectif.
[vi] Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier, Ecuyer Baron
d'Aubonne, en Turquie, en Perse, et aux Indes, Paris, Gervais Clouzier et
Claude Barbin, 1676, t. I, p.657. Dans le même esprit, le voyageur est
déçu par son excursion troyenne: “Nous fimes pendant l'hyver un petit voyage
aux Dardanelles et aux ruines de Troye, où on ne voit que des pierres,
ce qui ne vaut pas assurément la peine d'aller jusques-là” (ibid.,
p.21). Il faut toutefois rappeler que la valorisation esthétique de la ruine
apparaît surtout au dix-huitième siècle, comme l'a montré Roland Mortier dans La
Poétique des ruines en France : ses origines, ses variations de la
Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, 1974. Reste que Chardin, lui, est
déjà fasciné par ces vestiges et prend soin de les faire représenter par son
dessinateur Grelot...
[vii] Six Voyages, t. I, p.698.
[viii] On sait que Tavernier a eu recours aux services de Samuel
Chappuzeau et d'Henri de Bessé, sieur de La Chapelle, respectivement pour la
rédaction finale des Six Voyages et du Recüeil de plusieurs relations
et traitez singuliers et curieux (Paris, Gervais Clouzier, 1679). Sur cette
incompétence stylistique et les jugements sévères qu'elle a valus à Tavernier
de la part de Pierre Bayle et Cornelius de Pauw, voir Dirk Van der Cruysse, op.
cit., p.289-291. Dans la perspective qui est la mienne, il importe peu de
connaître la part exacte que Tavernier a prise à la rédaction de ses relations.
Ce qui compte, c'est l'image que celles-ci construisent d'un voyageur honnête
homme.
[ix] Nouvelle Relation de l'interieur du Serrail du Grand
Seigneur. Contenant plusieurs singularitez qui jusqu'icy n'ont point esté mises
en lumieres, Paris, Gervais Clouzier, 1675, “Au Roy”, p.IV.
[x] Ibid., p.V-VI.
[xi] Ibid., p.60 et 267.
[xii] Six Voyages, t. I, p.4.
[xiii] Ibid., p.4-5. Voir aussi la fin du Livre III (t. II,
p.525). Dans la même logique, Tavernier prend plaisir à souligner que c'était
déjà lui qui avait apporté en Perse, lors de son deuxième voyage, la nouvelle
de la naissance du futur Louis XIV : “En trois jours je me
rendis d'Yesdecas à Ispahan, où je remplis d'abord de joye tous nos François
par la nouvelle que je leur portay de la naissance du Roy. Ils furent tous
ensemble la faire sçavoir au Roy de Perse, qui estoit alors Cha-Sefi petit fils
du grand Cha-Abas. Les François estant tout à fait bien venus à Ispahan, il ne
falut pas demander permission comme en Turquie pour les réjoüissances qu'ils
voulurent faire. Plusieurs Armeniens de ceux qui avoient esté en France se
mirent de la partie, on fit des feux de joye qui furent suivis de plusieurs
festins; et quelques jours apres ayant esté voir le Roy, il me dit qu'il avoit
appris que nous nous estions fort réjoüis de la naissance d'un fils qu'avoit eu
le Roy de France. Dans mes relations des Indes je diray jusqu'où je portay
cette heureuse et importante nouvelle, et de quelle maniere elle fut receüe
dans chaque Province de ce grand Empire” (ibid.,
t. I, p.159). Sur cette mission nouvelle et prestigieuse du voyageur
négociant, voir aussi : Friedrich Wolfzettel, Le Discours du voyageur.
Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du Moyen Age au
XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., 1996, p.145.
[xiv] Tels que Tavernier les décrit, les potentats orientaux
- Shah Abbas II en tête -sont alors souvent portés sur le vin,
et le voyageur doit bien s'adapter à ce travers. Auprès du Kan d'Erevan, par
exemple, les buveurs d'eau ne sont pas en grâce : “Il aimoit fort la
débauche, et pour mieux gagner son amitié dés que la chaleur commençoit à
passer, depuis quatre heures du soir jusques bien avant dans la nuit il nous
falloit luy tenir teste à boire” (Six Voyages, t. I, p.36). Ce respect
des mœurs les plus excessives peut être fatal; il entraîne le décès du frère de
Tavernier à Batavia, fin 1648 ou début 1649 : “...il arriva une petite
barque de Bantam dans laquelle estoit mon frere, fort malade d'un flux de sang
qui provenoit des debauches qu'il avoit eu la complaisance de faire avec le Roy
de Bantam. Le voyant en cét estat cela me fit rompre mon voyage pour prendre
soin de sa guerison. Mais tous mes soins et tous les remedes que l'on y put
apporter ne servirent de rien, et au bout de trente jours Dieu le retira de ce
monde” (ibid., t. II, p.491).
[xv] Cf. Six Voyages, t. I, respectivement p.539 et 503.
[xvi] Ibid., p.503.
[xvii] Ibid., p.491. Dans le Recüeil de
plusieurs relations, Tavernier nous montre le Père Raphaël du Mans,
supérieur de la mission capucine d'Ispahan, répondant tant bien que mal aux
mêmes questions du Shah. Le religieux témoigne d'un certain relativisme
pragmatique, mais l'esprit lui fait clairement défaut (cf. la
“Relation de ce qui s'est passé dans la Negociation des Deputez”, p.16).
[xviii] Ibid., p.501.
[xix] Plusieurs facteurs ont dû favoriser la perception de cette
relativité: l'éducation d'un bourgeois du début du dix-septième siècle était
non seulement socialement extérieure à la cour, mais aussi largement antérieure
à l'instauration du cérémonial très codifié en vigueur sous Louis XIV. Si
l'on ajoute à ces éléments l'appartenance à une minorité religieuse, on
comprend que tout préparait Tavernier à porter un regard distancié et
stratégique, sinon critique, sur les impératifs de l'étiquette.
[xx] Six Voyages, t. I, p.185. On trouve
chez Chardin l'évocation d'un envoyé moscovite encore moins dégrossi; en état
d'ivresse à l'audience du Shah, il vomit d'abord dans son bonnet, puis met
celui-ci sur sa tête, se couvrant “le visage et les habits d'ordure”. La
réaction de la cour ne se fait pas attendre : “Le Roi, et toute
l'assemblée, firent un éclat de rire, qui dura demie heure, pendant que les
Compagnons de ce salle Moscovite le forçoient à coups de poing de se lever et
de sortir” (Voyages de Monsieur le Chevalier Chardin, en Perse, et
autres lieux de l'Orient, Amsterdam, Jean-Louis de Lorme, 1711, 4°,
t. I, p.261).
[xxi] Sur la manière dont la vie de cour stimule l'observation des
autres et de soi, voir Norbert Elias, La Société de cour, Paris,
Flammarion, 1985 (édition allemande de 1969), p.98-101.
[xxii] Voir évidemment Norbert Elias, La Civilisation des mœurs,
Paris, Calmann-Lévy, 1973 (édition allemande de 1969), ch.IV. Elias cite
l'extrait suivant du De civilitate morum puerilium d'Erasme (ch.IV) :
“Ne plonge pas le premier tes mains dans le plat que l'on vient de servir:
on te prendra pour un goinfre et c'est dangereux. Car celui qui fourre, sans y
penser, quelque chose de trop chaud dans la bouche, doit le recracher ou se
brûler le palais en avalant. Tu susciteras le rire ou la pitié”. A l'âge
classique, on insiste davantage sur la manière de réparer l'erreur, comme en
témoigne le Nouveau Traité de Civilité (1714) d'Antoine de
Courtin : “Que si par malheur on s'estoit brûlé, il faut le souffrir si
l'on peut patiemment et sans le faire paroître : mais si la brûlure estoit
insupportable comme il arrive quelquefois, il faut promptement et avant que les
autres s'en apperçoivent, prendre son assiette d'une main, et la porter contre
sa bouche, et se couvrant de l'autre main remettre sur l'assiette ce que l'on a
dans la bouche, et le donner vistement par derriere à un laquais. La civilité
veut que l'on ait de la politesse, mais elle ne prétend pas que l'on soit
homicide de soy-même”.
[xxiii] Cf. Six Voyages, t. I, p.187 et 189.
[xxiv] Recüeil de plusieurs relations, II, “Relation de ce qui
s'est passé dans la Negociation des Deputez”, p.33.
[xxv] Ibid., p.63. Cf. aussi p.70.
[xxvi] Six Voyages, t. I, p.479-480. Voir aussi
le cas du curieux ambassadeur de Mingrélie à Constantinople (t. I,
p.326-327).
[xxvii] C'est aussi dans cette perspective qu'il faut comprendre la
critique très technique formulée par Tavernier à l'encontre du premier ouvrage
de Chardin, Le Couronnement de Soleïmaan (1671). En insistant sur le
fait que le tadje du Shah n'est pas une couronne, et que l'on ne peut
donc pas en toute rigueur parler ici de “couronnement”, le voyageur entend
montrer à son jeune rival qu'en matière de cérémonial safavide il demeure le
grand spécialiste (cf. Six Voyages, t. I, p. 524).
[xxviii] Le Recüeil de plusieurs relations montre le capucin
Raphaël du Mans servant dans ce domaine de faire-valoir à Tavernier : “Alors
le Roy faisant approcher le Pere s'informa plus particulierement de la grandeur
du Roy de France, de l'étenduë et de la qualité de ses Estats, de ses armées,
et de son Conseil; à quoy le Pere satisfit le mieux qu'il luy fut possible.
Mais le Roy reprenant la parole : "J'en ay appris, dit-il, davantage
dans plusieurs entretiens que j'ay eus avec l'Aga Tavernier"” (II,
“Relation de ce qui s'est passé dans la Negociation des Deputez”, p.13-14). Ce
passage prouve que le capucin, même s'il est pour ces négociations persanes
l'informateur de Tavernier (lequel se trouvait alors en Inde), ne peut être
considéré comme l'auteur de la “Relation”. Pour une mise en relief de ce
que le texte doit au Père Raphaël, voir Francis Richard, Raphaël du Mans,
missionnaire en Perse au XVIIe siècle, Paris, Société d'Histoire de
l'Orient / L'Harmattan, 1995, t. I, p.72.
[xxix] Six Voyages, t. I, p.489-490.
[xxx] Ibid., p.493.
[xxxi] Ibid., p.258. Le crédit dont Tavernier
jouit auprès du Grand Duc revêt aussi une fonction symbolique importante dans
la mesure où il anticipe certains succès orientaux : le miroir rond et
concave que le voyageur a acheté à Lyon est ainsi d'emblée apprécié par ce
friand amateur de curiosités qu'est l'ancien protecteur de Galilée : “son
Altesse prit beaucoup de plaisir à voir les operations du grand miroir d'acier”
(ibid., p.258); à Ispahan, les effets déformants de ce même miroir
feront le bonheur d'Abbas II : “Il fit mettre devant un de ses Eunuques
qui avoit un nez en perroquet monstrueusement grand, et comme le miroir
l'alongeoit et le grossissoit beaucoup, le Roy ne se put tenir de rire, passant
plus d'un quart-d'heure en cette occupation...” (ibid., p.467). Dans
cet objet singulier qui attire les regards et en joue, qui passe d'un monarque
l'autre en renvoyant toujours une image plaisante, on peut voir comme l'emblème
du voyageur courtisan et de ses efforts pour faire circuler son prestige entre
l'Occident et l'Orient.
[xxxii] Dans une lettre adressée le 20 avril 1675 au Conseil de Genève
et accompagnée d'un exemplaire de la Nouvelle Relation de l'interieur du
Serrail, Tavernier souligne le succès obtenu par son livre auprès de
Louis XIV : “J'espere que l'ouvrage ne sera pas desagreable à Vos
Seigneuries apres l'approbation qu'il a eu icy de Sa Majesté qui se l'est fait
lire plusieurs fois, ce qui luy a fait souhaiter de voir au plutost mes autres
relations dont celle cy n'est que le prelude” (cf. Jean-Daniel Candaux,
“Tavernier et Genève”, Musées de Genève, n°158, sept. 1975, p.19).
Pour ses Six Voyages, l'auteur semble viser un échelon supérieur dans la
hiérarchie des faveurs.